L’équipe du catamaran solaire a appelé l’ex-chef de l’armée suisse Christophe Keckeis pour mettre sur pied sa protection dans le golfe d’Aden, infesté de flibustiers. Cet expert de la sécurité raconte comment il compte s’y prendre
Arrivé à Abu Dhabi, le catamaran solaire suisse servira d’étendard à son équipage, qui participe ces jours au Sommet mondial des énergies du futur. Le plaisir avant les difficultés, car se prépare la périlleuse traversée du golfe d’Aden, infesté de pirates, étape cruciale dans le tour du monde qui s’achève, avant la remontée de la mer Rouge, la Méditerranée, et l’arrivée en mai à Monaco. Pour organiser la protection du bateau, les responsables de PlanetSolar ont fait appel à Christophe Keckeis, l’ancien chef de l’armée suisse.
Le Temps: Le MS Tûranor PlanetSolar constitue-t-il une cible facile?
Christophe Keckeis: Oui, très. Pour diverses raisons. D’abord il est lent – la vitesse conseillée minimale est de 14 nÅ“uds (environ 26 km/h), et les tankers naviguent en convoi à 18 nÅ“uds; PlanetSolar vogue à 5 nÅ“uds (9 km/h). Ensuite, le navire est peu manÅ“uvrable. Et trop bas – on dit qu’il faut une hauteur minimale de la coque de 8 m pour être difficilement abordable, or celle de PlanetSolar est bien inférieure. Par ailleurs, les systèmes de défense actuels (qui incluent fils barbelés, déversement d’eau brûlante ou puante, etc.) ne peuvent y être installés. Surtout, les pirates somaliens sont très bien informés: ils ont des oreilles dans toutes les marinas de l’océan Indien, et le suivent depuis 400 jours. Il y a donc peu de chance que le catamaran ne soit pas repéré. Ce d’autant plus que depuis 2008, les navires traversant le golfe d’Aden se font plus rares; les marinas de la région fonctionnent à 25%. Surtout, parce qu’il bat pavillon suisse, que son capitaine est Français et que son armateur est Allemand, PlanetSolar représente la richesse aux yeux de pirates, dont l’unique but est de se faire de l’argent. Capturer son équipage de quatre personnes et le cacher en Somalie, dans le but de demander une grosse rançon, constituerait pour eux une opération demandant peu de logistique et d’effort. D’après les statistiques, un gros bateau a 0,5 à 0,7% de (mal)chance de se faire attaquer. Pour le PlanetSolar, c’est probablement davantage…
– Comment, dès lors, le protéger?
– Des options peuvent être exclues d’emblée: faire le tour de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, pour des raisons d’agenda, et installer le catamaran sur un tanker, comme ce qui se fait actuellement avec les voiliers de la Volvo Ocean Race, car le tour du monde au solaire ne serait pas validé.
Ma première démarche fut donc d’activer le réseau d’attachés de défense dans les pays concernés, qui ont fait de même avec leurs spécialistes marins. Cela m’a donné accès à des renseignements de haute qualité sur la sécurité dans les différentes zones d’eaux, territoriales ou internationales. Grâce à cela, nous avons déjà pu acheminer sans encombre le navire du Sri Lanka à Doha. Pour la suite, j’ai plusieurs options. Je n’ai pas encore fait mon choix, car les paramètres changent sans cesse. Prenez la récente décision du Conseil fédéral d’acheter l’avion suédois Gripen plutôt que le français Rafale. Avant cela, vu que le PlanetSolar a aussi une forte composante française (implication du Ministère de l’écologie, nationalité des capitaines, partenariat avec Météo France), les discussions avec mes homologues tricolores étaient très ouvertes, la protection du catamaran était aussi une priorité pour eux. Or depuis, le cabinet du premier ministre a exigé que la Suisse fasse une demande officielle de protection par la France. Notre administration y a renoncé, en justifiant vouloir garder une cohérence puisqu’elle déconseille fortement à ses ressortissants de voyager dans cette région.
– Quels sont donc vos plans?
– Le premier consisterait à changer le pavillon suisse pour un français. Car les pays qui sont présents dans la région pour protéger les navires marchands ont une liste de priorités selon les nationalités; la France, très impliquée dans l’opération idoine nommée Atalante, est en très bonne position. Mais la Suisse, qui a refusé en 2009 d’y prendre part en mettant à disposition des soldats suisses, est en queue de classement… Battre pavillon français obligerait ainsi la France à nous protéger. Si le droit français le permet, un tel changement reste complexe à concrétiser. Par ailleurs, je préférerais que le pavillon reste suisse, car je suis fier que la Suisse puisse être à l’origine d’un tel exploit scientifique.
L’autre solution est une équipe de protection embarquée (EPE). L’idéal serait de recourir à une EPE de la marine française, car ces gens sont liés à tous les systèmes de sécurité et de renseignement. Deuxième option: des militaires français fraîchement retraités; le capitaine étant lui-même marin militaire français de réserve, la collaboration serait idéale du point de vue des règles d’engagement. Ultime possibilité: mandater les mercenaires d’une firme privée. Mais là, il faut bien tomber, car vu l’explosion des actes de piraterie, le marché s’est massivement développé, avec du bon et du moins bon (ces mercenaires de retour d’Irak et restés sur leur faim…).
– N’est-il pas pensable de faire suivre PlanetSolar par un navire?
– C’est une solution beaucoup plus complexe et extrêmement coûteuse. D’abord, le genre de bâtiment nécessaire n’est pas fait pour naviguer à 5 nÅ“uds, mais à 15 ou 20; il devrait donc sans cesse faire de grands cercles autour de PlanetSolar, et le laisserait parfois à distance. Cela ne cadrerait pas avec le message écologique que véhicule le catamaran. De plus, des problèmes de communication peuvent exister; les pirates sont de surcroît très malins, et peuvent brouiller ou détourner les liaisons radio.
– Revenons alors à l’EPE…
– Elle n’est pas simple à organiser. En termes militaires, pour assurer une protection 24 h/24, il faut au moins huit hommes, en plus de l’équipage. Comme vous le savez, tout passe par l’estomac: il faut donc d’abord garantir une bonne qualité de la logistique afin d’assurer une bonne qualité du travail. Or, vu que le bateau sera armé, il ne lui sera pas possible d’accoster dans tous les ports. Il faudra donc judicieusement calculer l’autonomie et les vivres en fonction.
– Que faire en cas d’attaque?
– Statistiquement, on sait que les pirates renoncent s’ils savent leur proie armée. En raison de la vitesse de leurs hors-bord et de la rotondité de la Terre, vous avez vingt minutes pour agir dès qu’ils apparaissent à l’horizon. L’objectif, après avoir alerté les instances militaires, est donc, avec diverses méthodes techniques (alarmes, lasers, etc.), de leur montrer que vous ne serez pas surpris. Tous les moyens sont bons pour empêcher les pirates d’aborder et d’aller à terre avec des otages.
– Si cela arrivait, à combien se monterait la rançon? Qui payerait?
– On parle de 3 à 7 millions de dollars. Les citoyens eux-mêmes sont responsables de leurs destins, et non les Etats de leurs passeports.
– Le capitaine de PlanetSolar, Patrick Marchesseau, était aussi le capitaine du Ponant, un yacht de tourisme piraté en 2008; six des pirates avaient ensuite été arrêtés et emprisonnés en France. Cette coïncidence peut-elle être source de vengeance chez les flibustiers?
– Difficile à dire… Avec ses expériences de marin et de militaire, et après avoir déjà vécu un abordage, c’est plutôt lui qui a le meilleur savoir-faire pour gérer ce genre de situation. Et on se comprend du point de vue militaire, je suis en fait très rassuré. Mais plusieurs capitaines sont prêts à prendre le commandement. Le choix définitif sera fait au tout dernier moment.
– Qui paie pour cette protection? Et quel est le budget?
– Ces frais sont assurés par le propriétaire allemand du vaisseau Immo Ströher, qui attache énormément d’importance à la vie humaine, et les sponsors. Je n’ai pas encore de budget, mais selon mes estimations, cette opération se montera à plusieurs centaines de milliers de francs.
– Etes-vous inquiet?
– Ce n’est pas mon style. Mais cela me préoccupe beaucoup. Quand j’ai commencé ce job, en novembre 2011, je croyais qu’il serait facile. Mais c’est devenu une très lourde tâche. Je regrette juste que cet aspect sécuritaire n’ait pas été pris en compte plus tôt dans le projet.
– Quand serez-vous rassuré?
– Lorsque le PlanetSolar sera au canal de Suez. Car selon mes dernières infos – inattendues – les pirates n’hésitent plus à s’aventurer dans la mer Rouge, lorsque la mousson les empêche d’écumer l’océan Indien.