Des méthodes de substitution ont été développées, et servent notamment déjà à tester les cosmétiques. L’effort est-il suffisamment étendu à tous les essais «in vivo»?
L’été aura été agité autour du thème de l’expérimentation animale. Les actions délictueuses du mouvement SHAC envers les biens de Daniel Vasella, patron de Novartis, ont stupéfait le public. Aujourd’hui, une manifestation pour l’abolition de la vivisection se tient à Fribourg. Surtout, le 27 août, une étude parue dans la revue Nature a enflammé le débat: ce ne seraient pas 2,6 millions, comme estimé d’abord, mais 54 millions d’animaux de laboratoire qu’il faudra utiliser pour que le règlement européen REACH puisse être respecté.
En résumé, ce programme lancé en 2007 impose que toutes les substances, dont plus d’une tonne est produite ou introduite dans les pays de l’UE, soient évaluées d’ici à 2018 par les industries du point de vue de leur toxicité. Or le nombre de molécules déclarées à ce jour est plus important que prévu – 68 000 à 101 000, au lieu de 30 000. Ce qui impliquera davantage de tests in vivo. Et ravive le débat sur la nécessité de développer des méthodes de substitution à de telles expériences.
Imposer de privilégier ces dernières est le but des organisateurs de la manifestation fribourgeoise: «Les macaques utilisés à l’Université de Fribourg [lire ci-dessous] ne sont pas au centre de notre action, dit Luc Fournier, vice-président de la Ligue suisse contre la vivisection. Nous visons plus global: trop peu est fait pour encourager les recherches sur des voies de substitution.»
Le Fonds national suisse (FNS) indique «soutenir (et avoir soutenu) plusieurs projets dont les résultats contribuent au développement des méthodes alternatives», dit Ori Schipper, du service de presse, sans pouvoir en chiffrer les montants. Et il existe en Suisse depuis 1987 la Fondation 3R (pour «Réduire», «Raffiner» et «Remplacer»), cofondée par la Confédération et Interpharma, et dont la raison d’être est de soutenir des projets allant dans ce sens. «Mais elle est ridiculement sous-dotée, rétorque Luc Fournier: elle dispose de 700 000 francs par an, alors que les seules recherches sur les singes de Fribourg ont reçu 1,5 million»; en 2008, la fondation a alloué 553 359 francs à 18 projets. Et d’ajouter: «Il y a aussi une inertie au niveau international. Un exemple? Un scientifique genevois, qui a développé un biotissu artificiel s’est vu refuser sa validation par le centre européen idoine, l’ECVAM. La raison? Sa méthode ne pouvait être comparée à aucun modèle d’expérimentation animale existant. C’est délirant!».
Le chercheur en question, Ludovic Wiszniewski, fondateur de la société Epithelix, qui développe un tissu respiratoire pour tester des stratégies pharmacologiques, a une autre explication: «Pour valider un modèle de substitution, l’ECVAM doit définir des molécules à tester, ce qui n’avait pas encore été fait quand nous avons soumis notre demande. La procédure est pendante.»
De manière générale, le scientifique se veut clair: «Il faut distinguer trois catégories. La première concerne les produits cosmétiques. Et là, l’expérimentation animale n’est pas nécessaire.» En Suisse, aucun test de ce type n’a été mené ni en 2007 ni en 2008. Et L’UE y souscrit: «D’ici à 2013, tout essais d’innocuité in vivo sera interdit en Europe», dit Ton Van Lierop, porte-parole du commissaire européen à l’Industrie. D’où un fort besoin de pratiques de substitution. Pour les développer, la Commission européenne et la Colipa (association européenne de l’industrie cosmétique) ont lancé le 30 juillet un appel à projets doté de 50 millions d’euros. Plusieurs méthodes existent déjà: tissus ou organes artificiels, cultures de cellules ou simulations informatiques permettent d’évaluer la toxicité des cosmétiques.
«La deuxième catégorie concerne les tests de substances pharmacologiques destinées à l’homme. J’ai du mal à voir des alternatives à l’expérimentation animale pour étudier des effets systémiques sur un organisme entier. Car tester des médicaments sur l’homme pourrait induire des incidents graves», avise Ludovic Wiszniewski. «Dans certains domaines, il n’y a pas d’autres solutions», admet Luc Fournier. Et Eric Rouiller, professeur à l’Université de Fribourg, qui dirige les recherches sur les singes, de rappeler que «depuis les années 1930, des dizaines d’exemples (antibiotiques, vaccins, etc.) attestent de l’importance de l’expérimentation animale en général, et sur les singes en particulier dans la recherche biomédicale». Qui inclut la recherche fondamentale en biologie du développement ou en neurosciences, deux domaines pouvant être à la base de percées en recherche appliquée.
La troisième catégorie concerne les tests de toxicité des produits chimiques, dans le cadre de REACH notamment. L’UE se targue d’avoir soutenu des études sur des méthodes alternatives depuis vingt ans avec 200 millions d’euros. Plusieurs techniques sur des cultures ont vu le jour. Et lors du Congrès mondial sur le sujet, à Rome à fin août, la première méthode fiable de remplacement des notoires tests menés sur des yeux de lapin a été présentée.
«Mais de manière générale, tout a été lancé à retardement. Et il reste beaucoup d’efforts à faire», estime Ludovic Wiszniewski. Dans un courriel, Catherine Ray, porte-parole de la Commission européenne pour la science et la recherche explique que remplacer l’expérimentation animale, qui a permis jusque-là de bien gérer les risques, par des méthodes alternatives, est un processus complexe, qui demande du temps, et pour lequel les critères de sécurité ont été voulus élevés.
Le gros problème concerne les études, difficiles, visant à déterminer la toxicité d’une substance sur les générations ultérieures d’un cobaye. Ce qui fait dire à Luc Fournier, radical: «Il faut interdire toutes les expérimentations animales! Les scientifiques sont intelligents. Je ne m’imagine pas qu’ils ne conçoivent pas des méthodes de substitution. Or, il y a de telles baronnies chez eux qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils soutiennent des travaux sur des voies non traditionnelles. Enfin, il y a tant d’intérêts financiers en jeu que sans être radical, impossible de changer leur manière de faire.»
Ori Schipper précise que «le but du FNS est de promouvoir la recherche suivant des critères d’excellence scientifique, selon lesquels les méthodes les plus appropriées et actuelles peuvent être utilisées, qu’il s’agisse, sans a priori, d’expérimentation animale ou de méthodes alternatives. Pour diriger une plus grande partie du budget vers le développement de ces dernières, il faudrait lancer un programme de recherche orientée. Cela dépend de la volonté politique.»
Thomas Hartung, lui, se veut optimiste. L’auteur de l’étude de Nature , qui dirige aussi le Centre pour les alternatives à l’expérimentation animale de la Johns Hopkins University (Baltimore), rappelle dans la NZZ les intérêts à développer des méthodes de substitution: pour l’industrie, «la vitesse et les coûts avec lesquels on peut tester [in vitro] des substances ont une importance»; ils sont souvent plus bas qu’avec des essais in vivo . «Il y a aussi l’aspect marketing de pouvoir dire qu’un produit n’a pas induit d’expérimentation animale. C’est pourquoi ça bouge dans ce domaine. Mais de gros investissements sont nécessaires, ainsi qu’une profonde réforme dans les méthodes de toxicologie en ce début de XXIe siècle. Enfin, une harmonisation internationale des systèmes de validation des méthodes de substitution est cruciale. Or là aussi, nous voyons un joli développement international.»