Plutôt que de la Chine, pourquoi l’avion n’est-il pas parti du Japon pour tenter la traversée de l’océan Pacifique? Quelles sont les conséquences si le tour du monde ne s’achève qu’en 2016? Le message porté, concernant les énergies renouvelables, se brouille-t-il à cause de l’incertitude du projet? Peut-on dormir par tranches de 20 minutes? Moult questions se posent après l’atterrissage forcé au Japon. Le point avec Bertrand Piccard, initiateur du projet
L’avion Solar Impulse 2 (Si2), parti le 30 mai de Chine pour une étape de six jours et six nuits, a dû se poser à Nagoya (Japon), après 44 heures de vol, à cause d’une météo trop peu clémente sur l’océan Pacifique. Celle-ci le restera ces prochains jours, empêchant tout nouveau décollage d’André Borschberg vers Hawaii, destination de ce périple record. Cette escale est l’occasion de faire le point sur les questions cruciales liées à la suite du projet.
1. L’avion aurait-il pu continuer sa route?
Lors de la retransmission sur Internet, l’on a entendu Bertrand Piccard, l’initiateur du projet, insister sur le fait que le Si2 avait été conçu pour voler dans la pluie, et dès lors demander au cénacle d’experts de bien peser la décision d’interrompre ou non la mission. Poursuivre n’était-il absolument pas possible? «Après une analyse détaillée, il s’est avéré que l’avion allait traverser des nuages et se mouiller; cela, c’est encore tolérable, détaille-t-il au Temps. Mais ensuite, il entrait dans un front froid, avec un risque de gel de l’humidité accumulée sur les ailes; cela, l’avion ne peut le supporter.»
2. Quid de la fiabilité des prévisions météo?
Les responsables du projet ont toujours assuré qu’ils ne se lanceraient qu’avec la météo la plus fiable possible sur cinq jours. Le lundi 25 mai, à 2h du matin, était annoncé un départ pour le soir même. Douze heures plus tard, l’envol était annulé. Et samedi, l’annonce de décollage a été faite seulement huit heures avant, toujours pour avoir une visibilité aussi bonne que possible sur le temps à venir. Cela n’a pas suffi pour assurer le succès du vol. Prévoir la météo à cinq jours ne tient-il donc pas un peu du hasard? «Lorsque l’on doit partir, les chefs de tous les dicastères de l’équipe (directeur de vol, contrôle aérien, équipe au sol, etc.), doivent dire «vert», «orange» ou «rouge», explique Bertrand Piccard. Dans ce cas, tout le monde a clamé «vert». Nous sommes donc clairement partis en nous disant que la tentative allait être la bonne. Nous n’avions pas du tout l’intention d’atterrir au Japon.»
3. Le Japon, point de départ idéal?
L’île nippone, terre la plus proche de l’océan Pacifique, n’aurait-elle d’ailleurs pas constitué le point de départ idéal pour l’étape la plus périlleuse, avec une traversée de 6000 km? Pourquoi être parti de Chine, ajoutant 3200 km à ce déjà si long périple? «Partir de Nankin nous offrait deux routes possibles en fonction de la météo, l’une passant au nord du Japon, l’autre au sud. C’était plus risqué sur le plan des prévisions à long terme, mais moins sur le plan stratégique, car nous avions deux plans à choix».
4. … Et terre de choix pour la promotion du projet?
De plus, le Japon, pays de technologies, aurait a priori été un très bon endroit pour promouvoir le projet, qui veut démontrer ce qu’il est possible de réaliser avec les énergies renouvelables. Le Si2 y ayant été amené par la force des choses, à défaut d’y avoir fait une escale officielle, ses concepteurs vont-ils tout de même en profiter, dans l’élan lié à cet atterrissage d’urgence? «Les Japonais sont enthousiasmés par notre arrivée, et les autorités nous ont d’ores et déjà beaucoup aidés, dit Bertrand Piccard, qui remercie au passage la diplomatie suisse pour son aide efficace et rapide. Mais, pour l’instant, on est à fond dans la maintenance et la sécurisation de l’avion – mardi soir, un jour après l’atterrissage, le hangar mobile venait seulement d’arriver par camion… – et dans l’analyse des prévisions pour repartir. Nous n’avons pour l’heure pas de disponibilités pour autre chose.»
5. Quelle était l’urgence de partir?
L’avion était stationné depuis le 21 avril à Nankin, et n’a longtemps pas pu quitter la Chine à cause de la météo. A trois reprises, les médias ont été avertis d’un décollage possible, dont deux fois au dernier moment. Avant que l’avion ne s’envole samedi dernier, laissant presque un sentiment d’urgence, alors que les jours s’égrénaient en nombre. «La première date de départ possible était le 5 mai, car avant nous avions des événements prévus avec nos partenaires, corrige l’aventurier vaudois. De plus, on ne pouvait pas partir avant cette date, car la durée des jours était encore trop courte et n’aurait pas permis de recharger assez les batteries. Ensuite, nous avons tenté le coup lors de chaque fenêtre météo possible. Comme on ne souhaite pas rejoindre l’Europe trop tard, on essaie de se dépêcher, c’est sûr.» Ces annonces successives ont-elles aussi été faites pour entretenir l’intérêt médiatique? «On vole pour réussir, pas pour les médias.»
6. Dormir par tranches, ça marche?
Ce vol vers le Japon a duré 44 heures. A-t-il permis de valider le concept de sommeil par tranches de 20 minutes seulement, testé par André Borschberg? Ce dernier, trop occupé dans le cockpit d’après ses propres dires, n’est pas parvenu à dormir le nombre de périodes prévues, selon le site internet de Solar Impulse. «André a dormi plus que certaines personnes au centre de contrôle de Monaco. Lorsqu’il a atterri, après deux jours et presque deux nuits, il avait encore la voix posée, beaucoup d’énergie, des réserves pour encore quatre jours. Nous ne sommes pas désécurisés sur ce point, d’autant que le vol Nagoya-Hawaii durera quatre jours.»
7. La portée du message est-elle affaiblie?
Dépendance de la météo, budget croissant du projet (150 millions de francs aujourd’hui), contraintes techniques et logistiques, vulnérabilité et lenteur de l’avion, conditions de vol exigeantes: d’aucuns estiment que cette image générale d’une entreprise coûteuse, complexe et fragile déteint négativement sur le message que porte le Si2, celui de promouvoir les énergies renouvelables. «Au contraire, notre but est justement de tenter de réaliser la chose la plus difficile avec les énergies renouvelables, rétorque Bertrand Piccard. Ça ne veut pas dire que, parce qu’il y a un front nuageux sur Hawaii, la Suisse ne peut pas utiliser plus d’énergie solaire sur les toits de ses maisons. Si ce qu’on fait était facile, tout le monde l’aurait déjà accompli. Faire un tel amalgame est ridicule: insister sur le fait que Solar Impulse confine aux limites de la démonstration parce qu’il ne peut pas voler quand il n’y a pas de soleil, c’est comme critiquer le fait qu’une voiture au réservoir vide n’arrive pas à rouler.»
8. Tour du monde inachevé: une possibilité?
Bertrand Piccard a déclaré lundi à l’AFP qui si nécessaire, en raison d’une météo vraiment trop peu clémente par exemple, le tour du monde s’interromprait, pour n’être achevé que l’an prochain. Est-ce là vraiment une option envisageable, sachant qu’il faudrait maintenir sous contrat les ingénieurs et gérer les infrastructures? De quoi faire exploser le budget. Or, en 2013 déjà, Solar Impulse avait frôlé la faillite, avant que de nouveaux sponsors, Google puis ABB, ne permettent à l’équipe de continuer. «A l’heure actuelle, on n’en est pas là, calme l’aventurier. Le but est de faire le tour du monde, ce n’est pas une course de vitesse. Il vaut mieux le faire en deux ans que pas du tout. Certes, il vaut aussi mieux le faire en un an qu’en deux. Qu’adviendrait-il si nous n’y arrivons pas cette année? Je ne peux répondre maintenant, nous n’avons pas fait les comptes sous cet aspect-là. Laissons éventuellement le problème se poser; parfois, l’on perd trop d’énergie à évoquer des problèmes qui ne se posent pas encore au lieu de résoudre ceux qui sont déjà là.»
9. Quel avenir pour l’équipe?
Peu avant le départ du tour du monde, le patron d’ABB, Ulrich Spiesshofer, a fait le déplacement d’Abu Dhabi, où Solar Impulse se préparait. Sa société, fraîchement devenue sponsor du projet, y a organisé un grand événement pour ses invités. On y a notamment appris qu’une bonne partie des ingénieurs de Solar Impulse serait réembauchée par ABB après la fin du tour du monde. «Notre grande préoccupation, à André et à moi, est de ne pas laisser nos collaborateurs en rade une fois le projet terminé, dit Bertrand Piccard. Par conséquent, j’ai passé un accord avec ABB permettant à notre équipe «design et structure» de l’avion – une douzaine de personnes – de travailler pour eux, ce qui garantit leur futur. Lorsque je le leur ai annoncé, ils étaient très reconnaissants.» Dans quels projets d’ABB seront-ils impliqués? «Je n’ai pas le droit de donner des détails, ce seront des projets d’innovation et de développement», probablement dans les technologies solaires ou les batteries, voire les drones solaires. Contacté, ABB n’a jusque-là pas donné suite aux demandes de confirmation du Temps.
10. A quand l’arrivée?
Ces péripéties pourraient avoir un impact sur l’arrivée du Si2, prévue à fin juillet-début août à Abu Dhabi. Quel est l’horaire anticipé? «22h25! Mais je ne sais pas quel jour ni quel mois, rit Bertrand Piccard. La raison: comme il fait très chaud, c’est le moment de la journée où il y a le moins de turbulences. Et aussi celui où nos amis auront fini de dîner pour venir nous accueillir.»