Le Solar Impulse 2 (SI2), qui a permis à Bertrand Piccard et André Borschberg de réaliser le premier tour du monde en avion solaire entre 2015 et 2016, va commencer sa seconde vie… en Espagne. L’aéroplane été acquis par l’entreprise aéronautique hispano-américaine Skydweller, qui veut le transformer en banc de test «grandeur nature» pour développer et produire en série des drones de moyenne altitude. L’engin, actuellement en pièces détachées, doit être acheminé vers la péninsule Ibérique ces prochains jours.
Pourquoi c’est dommage pour la Suisse. Dans l’élan du succès du tour du monde en 2016, une mue du SI2 en drone solaire avait été évoquée, suscitant jusqu’à l’intérêt du Département fédéral des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). Une entreprise nommée OpenStratosphere et basée à l’Innovation Park de l’EPFL (non liée à Solar Impulse) avait aussi été créée, en 2015 déjà, pour commercialiser des applications avec des avions solaires sans pilote. De quoi permettre à la Suisse de devenir leader dans ce domaine alors en plein essor des drones de haute altitude… Après un trou d’air, celui-ci suscite un regain d’intérêt. Avec SI2 aussi, mais qui volera sous pavillon espagnol cette fois.
Rappel historique. Entre 2015 et 2016, l’avion SI2 a réalisé le premier tour du monde par étapes avec l’énergie solaire comme unique source de propulsion: l’aéroplane, équipé de quatre batteries Li-ion et autant de moteurs électriques, puise son électricité dans les panneaux solaires installés sur ses ailes de plus de 70 m de large.
A la clé, notamment, un vol-record de près de cinq jours et quatre nuits consécutives, l’avion rechargeant ses batteries de jours pour les vider la nuit.
Les nouvelles applications. Alors que cette circumnavigation touchait à sa fin, est née l’idée de transformer le SI2 en drone solaire stratosphérique. Et donc, de remplacer le pilote par des équipements automatisés permettant des vols de longue durée à une altitude plus basse que celle des satellites, mais suffisamment élevée pour que la démarche ait de l’intérêt. Quelques exemples d’applications:
- relais de connexion pour l’internet sans fil,
- observations environnementales (feu de forêt, végétation),
- suivi de l’aide humanitaire,
- surveillance militaire,
- observations météo,
- applications dans l’agriculture.
Le rendez-vous manqué des HAPS. Le secteur des HAPS (pour High-Altitude Pseudo-Satellite), supposés voler entre 20 et 50 km d’altitude, est alors en plein essor. Des sociétés de poids se lancent sur ce créneau, comme Facebook qui teste son aile-drone Aquila. Ou encore Google et Airbus Defense&Space. André Borschberg, co-fondateur de Solar Impulse, se réjouissait en 2016:
«Notre avantage, suite à notre tour du monde, est d’avoir acquis le savoir-faire, d’avoir testé la technologie, la méthode et la compréhension de ce mode d’aéroplane»
Mais les années qui ont immédiatement suivi n’ont pas concrétisé ces ambitions. La raison? André Borschberg:
«Les gens ont compris que ce n’est pas aussi simple que prévu de développer ces HAPS, et encore moins pour en faire un projet industriellement viable.»
Simon Johnson, co-fondateur de OpenStratosphere:
«La difficulté principale tient dans la densité énergétique des batteries. Pour voler très haut, ou l’air est moins dense, il faut consommer beaucoup d’énergie électrique. En 2016, les batteries n’étaient pas assez développées. Peut-être le seront-elles un jour. C’est pour cette raison, notamment, que nous avons depuis mis OpenStratosphere en veilleuse.»
En 2018, c’est Facebook qui tirait la prise de son drone Aquila de 42m, renonçant à le construire lui-même, et s’en remettant à son partenaire industriel Airbus.
Et maintenant? Le jour évoqué par Simon Johnson semble être en passe d’arriver. C’est en tous les cas ce que pense John Parkes, co-fondateur de Skydweller, qui vient donc de racheter le Solar Impulse 2. Interrogé par Heidi.news, il explique:
«Nous avons suivi pendant plusieurs années ce projet technologique fantastique. Notre idée est de l’utiliser comme prototype pour tester une nouvelle configuration sans pilote, afin d’ensuite fabriquer des drones en série.»
Selon le spécialiste, les changements survenus durant les quatre dernières années, notamment dans le domaine des cellules solaires et des batteries, sont massifs et cruciaux:
«Concernant la densité énergétique des batteries par exemple, elle est passée de 260 Wh/kg du temps du vol autour du monde, à près de 410 aujourd’hui.»
Pour Simon Johnson, la limite intéressante pour rendre viable l’exploitation de ce genre d’engins est d’environ 500 Wh/kg; elle est donc bientôt atteinte, grâce à l’amélioration constante des matériaux utilisés.
Le prototype parfait. Selon John Parkes, l’altitude de vol de SI2 devrait atteindre les 15’000 m (ce qui fait de lui un MAPs, pour Middle altitude plate-forme), tandis que les HAPS peuvent atteindre, eux, les 25’000 m au moins.
Bertrand Piccard, initiateur de Solar Impulse:
«Oter du cockpit le pilote et tout ce qui le concerne (parachute, système d’oxygène, équipement de survie, etc.) permet de gagner un poids non-négligeable (environ 200 kg) pour développer ces drones. SI2 est le prototype parfait, car il a déjà volé. Alors que les géants de l’internet, eux, se sont cassé le nez.»
Skydweller envisage, à terme, de construire en série des drones ayant une endurance de 90 jours et volant entre 4500 et 13500 m d’altitude, en emportant des charges utiles de 300 à 800 kg, en fonction de l’application choisie.
Les prochaines étapes. Le SI2 a été vendu en septembre 2019 (pour un prix non dévoilé), mais ne sera envoyé en Espagne que ces prochains mois. John Parkes explique que le faire certifier au sein de l’UE, puis organiser la logistique sur l’aérodrome espagnol (à Valdepenas, région de Castilla La Mancha), avec notamment un hangar, a pris un peu de temps.
- L’avion y sera reconstruit et modifié par une équipe spécialisée constituée par Skydweller, avec la collaboration d’anciens de Solar Impulse.
- Le premier vol, encore piloté, surviendra ce printemps, selon John Parkes; c’est le pilote d’essai originel de Solar Impulse, l’Allemand Markus Scherdel, qui devrait être aux commandes.
- Cet automne, vol avec pilote mais aussi automatique que possible
- Printemps 2021: vol totalement automatique.
- Lorsque les vols d’essai avec le SI2 seront achévés, il sera alors rendu à la Suisse, et devrait être installé dans la nouvelle halle du Musée des transports à Lucerne.
Pourquoi la Suisse a loupé le coche. Plusieurs observateurs n’hésitent pas à souligner que, une nouvelle fois, un projet innovant, qui a placé la Suisse technologique sous les feux des projecteurs, poursuit son développement à l’étranger. Pourquoi?
Bertrand Piccard:
«Je ne suis pas surpris: tant mon père que mon grand-père ont mené leurs plus importants travaux scientifiques hors de Suisse. D’un côté, c’est dommage. De l’autre, nous travaillons avec des gens proactifs, qui veulent avancer.»
André Borschberg:
«C’est vrai que c’est dommage. Mais nous faisons d’autres choses en Suisse: notamment H55, la start-up que j’ai fondée, et qui s’attache à développer, sur la base de l’expérience de Solar Impulse, des systèmes de propulsion électrique pour l’aviation.»
Le problème du passage à l’échelle. Aucun partenaire industriel ne s’est-il donc manifesté en Suisse? Quand bien même le DETEC avait affiché un intérêt? Quand bien même l’ancien Conseiller national Fathi Derder s’était érigé en porte-voix politique de ce domaine, en déposant notamment un postulat demandant un rapport détaillé pour approfondir la question? Quand bien même aussi la start-up OpenStratosphere existait déjà, et évoquait des collaborations avec Solar Impulse?
Bertrand Piccard:
«De l’intérêt à la concrétisation, il y a souvent un grand pas. La Suisse est excellente pour innover, mais trop petite et lente pour passer à l’échelle supérieure. Il se trouve que ces partenaires industriels étaient tous étrangers. Et OpenStratosphere n’est pas un grand groupe comme Skydweller, qui a monté un vrai consortium industriel pour exploiter le SI2.»
En novembre 2019 en effet, la société hispano-américaine a attiré dans son giron comme investisseur Leonardo, second groupe industriel italien, l’un des premiers constructeurs au monde d’hélicoptères civils et l’un des principaux groupes internationaux du secteur aéronautique et spatial.
Simon Johnson:
«Nous avons fait le bon choix, à l’époque, de ne pas surdévelopper les activités de OpenStratopshere. Nous aurions investi beaucoup d’argent à attendre d’avoir les batteries nécessaires pour concrétiser les plans prévu. Ca n’aurait servi à rien – comme d’avoir une voiture sans moteur.»
Fathi Derder est également convaincu que, malgré le rejet de son postulat parlementaire, les départements et offices fédéraux ont fait leur travail:
«Vu de l’extérieur, sur le principe, c’est dommage [que le projet de développement de SI2 ne se soit pas fait en Suisse]. Mais vu les applications possibles de ce types d’engin, militaires notamment, on ne peut pas dire que la Suisse est passée à côté de son travail visant encourager cette technologie. Par ailleurs, l’Office fédéral de l’aviation civile a aussi bien oeuvré pour intégrer les HAPs dans ses réflexions sur la régulation des drones en général, domaine dans lequel la Suisse excelle. Y a-t-il eu une absence de courage à un moment donné? Je ne sais pas. Mais il n’y a certainement pas eu une absence de connaissances.»
Le nouvel âge d’or des HAPS. John Parkes, lui, est convaincu qu’il arrive, au gré des progrès technologiques et des besoins pour les applications possibles. Pour preuve aussi, l’annonce le 22 février 2020 de la création de la HAPS Alliance, regroupement des grands protagonistes du domaine: Airbus, Telefonica, Intelsat, Deutsche Telekom notamment.
John Parkes:
«De nombreuses entités industrielles de domaines différents (aviation, communication, technologie etc.) unissent leurs efforts. Il y a certainement un effet de posture. Mais aussi une réelle envie de travailler ensemble.»