Reportage dans les entrailles du Gothard, à 2500 mètres sous la montagne, à 797 jours de l’ouverture de cet ouvrage qui va chambouler le transport de personnes et de marchandises à travers les Alpes
Sur l’écran qui retransmet la vue d’une caméra fixée sur l’avant de la locomotive, les néons laissent des traînées blanches tant ils défilent vite. Au fur et à mesure que le train accélère, les images prennent un caractère fantastique, rappelant ces dessins animés japonais dans lesquels des soucoupes volantes décollent dans une galerie souterraine. 215, 216, 217 km/h sur le compteur… «Allez, allez!» entend-on dans le wagon de journalistes que chahutent de secs à-coups. Peu après, sans avoir atteint les 220 km/h annoncés, le convoi freine, pour une simple raison: le nouveau tunnel du Gothard, d’une longueur de 57 kilomètres, n’est équipé complètement que sur une quinzaine d’entre eux, dès l’entrée sud, à Bodio, au Tessin. De fin 2013 à mi-juin 2014, sont menés sur ce tronçon pilote des «galops d’entraînement», disent les ingénieurs.
Coordination rodée
«Nous menons divers tests sur le matériel roulant et les installations techniques, afin de confirmer que celles-ci satisfont les spécifications requises», explique l’un d’eux, Nicolas Steinmann, de la société AlpTransit Gotthard (ATG), qui y travaille depuis vingt ans. «Mais nous apprenons aussi à travailler ensemble, dit son collègue Stephan Aerni. Il s’agit de roder la coordination de tous les secteurs impliqués dans la mise en service et la gestion du trafic dans le tunnel.» C’est qu’en 2015, les spécialistes n’auront que quelques mois pour achever l’équipement, tester et valider par tronçons la centaine d’autres kilomètres dans le tunnel à double tube. Ceci en formant en parallèle les 3800 membres du personnel technique des CFF qui devront (presque) tout savoir sur les actions à mener dans diverses situations. «On a jusqu’à janvier 2016 pour donner des réponses à toutes les questions possibles», résume Nicolas Steinmann. Après quoi l’Office fédéral des transports (OFT) disposera de six mois pour délivrer l’autorisation de circulation dans ce qui sera le plus long tunnel ferroviaire au monde. Son coût: 11,8 milliards de francs.
Percé à l’altitude moyenne de 500 mètres, soit 600 en dessous de l’ouvrage actuel qui relie Airolo à Göschenen depuis 1882, ce nouveau passage permettra aux voyageurs de relier Zurich à Milan en trois heures au lieu de quatre, les trains n’ayant plus à grimper en lacets dans la montagne pour atteindre la ligne de faîte. Dès fin 2016, 220 à 260 trains de marchandises y rouleront quotidiennement à 160 km/h, entremêlés de 50 à 80 convois de passagers pouvant circuler jusqu’à 250 km/h. De quoi chambouler les transports entre le nord et le sud des Alpes.
La visite commence par un briefing de sécurité en bonne et due forme au Centre d’information de Pollegio devant lequel rouille l’immense tête d’un des quatre tunneliers ayant servi à trouer les Alpes, incluant une démonstration drolatique du masque à oxygène porté en bandoulière. Distribution de casques de chantier, de guêtres lumineuses et de gilets fluo, à porter sans veste même en ce mois de mars, car il fait 28°C dans le tunnel, disait-on. Mais lors de cette escapade, les visiteurs frissonneront…
Coups de chaud
«La température peut monter à 35°C en été, voire au-delà, assure Nicolas Steinmann. Il a dès lors fallu installer un système de ventilation, car il est interdit en Suisse de travailler durant huit heures à plus de 28°C.» C’est dans ces conditions que 700 cheminots ont posé sous la voûte la caténaire (ligne électrique), les équipements reliés par 6000 km de câbles, les 9500 luminaires servant d’éclairage d’urgence et la main courante, les balises du système européen de contrôle des trains ETCS, qui permet de «gérer» leur vitesse à distance, mais aussi, au sol, les 380 000 blochets supportant les rails en lieu et place des traditionnelles traverses en bois: ces plots de métal ont été scellés dans le béton après avoir été disposés avec une précision millimétrique, ce qui a fait la réputation des ingénieurs suisses.
En cas de besoin, surtout lors des phases de maintenance lorsque les trains ne circuleront pas, il est possible en sus d’insuffler de l’air extérieur dans les galeries (avec un débit de 150 m3/sec) à partir des deux stations multifonctionnelles de Sedrun et Faido, où les convois peuvent passer d’un tube à l’autre par des «diagonales d’échange».
Par contre, lorsque les trains franchiront les galeries, leur surface de front occupant un quart de la section du tube, «il se produira un effet piston»: ce sont les locomotives qui généreront une circulation d’air à l’intérieur en poussant ce dernier, et en aspirant de l’air plus froid dans leur sillage. D’ailleurs, à l’extérieur, à Bodio comme de l’autre côté de la montagne à Erstfeld, chaque portail est constitué de deux de porches (un pour chaque tube), décalés de quelques mètres: «C’est pour éviter que les trains qui pénètrent dans un sens n’emportent avec eux l’air chauffé expulsé par les trains sortant de l’autre tube», détaille Nicolas Steinmann.
Espaces de survie
La nécessité de construire deux tubes unidirectionnels, plutôt qu’un seul, plus large et à circulation bidirectionnelle, a été décidée par des impératifs sécuritaires. «La limite de longueur au-delà de laquelle on doit absolument construire deux galeries, reconnue internationalement, est de 10 km», dit Nicolas Steinmann. Le coût de construction est certes multiplié par un facteur 1,6 à 1,8 par rapport à un seul tunnel à deux voies, mais la sécurité offerte est immensément plus grande. Grâce à 176 couloirs disposés tous les 325 mètres perpendiculairement aux deux tubes, les passagers peuvent passer de l’un à l’autre. Un de ces rameaux de communication sur trois dispose d’équipements de transformation d’électricité, lovés dans de vastes armoires jaunes, si bien que «dans le tunnel, on dispose d’un réseau électrique équivalent à celui d’une ville de 20 000 habitants».
Quels sont les événements pouvant survenir? Le train peut s’immobiliser pour une raison technique (arrachement de la caténaire) ou humaine (défaillance du conducteur). «Dans les cas où il est impossible de le sortir du tunnel, le principe est de venir secourir les passagers avec un autre train, dans l’autre tube. Nous devons pouvoir évacuer l’ensemble des passagers en deux heures au maximum.»
Et dans l’hypothèse, plus dangereuse, d’un incendie? «L’objectif est d’abord de ne pas laisser un train en feu entrer dans le tunnel! Des systèmes de détection thermique disposés bien avant les portails lancent l’alerte et permettent de freiner le convoi: ils repèrent par exemple un essieu trop chaud, peut-être sur le point de céder.»
Bulles en cas d’incendie
Dans le cas extrême où le train brûlant pénétrerait tout de même dans la montagne, «selon les normes internationales, un wagon en feu doit pouvoir circuler à 80 km/h pendant quinze minutes sans être détruit au point de bloquer le train», rappelle Nicolas Steinmann. L’objectif serait dès lors d’atteindre l’une des deux stations intermédiaires situées tous les 20 km environ, sous les villages de Sedrun et de Faido, de faire descendre les passagers – des quais y ont été installés – pour les faire rejoindre des espaces sécurisés, avant de les évacuer en train, dans l’autre tube.
De ces stations, il est possible d’aspirer les fumées et de les expulser, mais aussi d’insuffler de l’air pour créer des «bulles»permettant aux voyageurs en déroute d’y voir plus clair. «Tout a été pensé selon une directive de plus en plus intégrée dans les normes européennes, qui dit qu’il faut «tout faire pour donner aux passagers une chance réelle de s’en sortir seuls.» Deux exercices d’évacuation «grandeur nature» auront lieu dans les six mois avant la mise en service, avec des milliers de participants: «Comme à chaque fois, même si les inscriptions ne sont pas encore ouvertes, les volontaires se pressent pour participer à ces simulations!»
Déraillement quasi exclu
Dans les entrailles du Gothard, sous 2500 mètres de granit, l’ingénieur tient à atténuer les peurs liées au passage dans un si long trou: «Les tunnels ferroviaires de base sont très sûrs: pas d’avalanche sur la voie (comme sur la ligne de faîte), pas de passage à niveau, d’accident de personne. Le risque de déraillement est minime: il se passe généralement aux aiguillages, mais il n’y en a que quatre dans chaque tube. Même si le train déraille, les murs du nouveau Gothard, qui a la trajectoire d’un «S» pour des raisons géologiques, le soutiendront.» Et de rappeler l’accident de 1976 dans le tunnel du Simplon: «Le conducteur a eu un malaise, le train n’a pas réduit sa vitesse, mais ne s’est pas renversé dans la galerie: ce n’est qu’à sa sortie que les wagons ont basculé. Il n’a manqué que 150 mètres pour les arrêter à temps.» Par définition, conclut-il, le nombre de morts par kilomètre et par voyageur en train est incommensurablement moins grand que celui dû au trafic routier.
Pantographe et caténaire
L’équipe des journalistes rassurée, le convoi s’ébranle pour repartir dans l’autre sens. Dans le wagon, les ingénieurs s’activent autour de leurs instruments de mesures. Différents paramètres sont passés au crible: l’accélération latérale des boggies (chariots de roues) pour déterminer les comportements critiques, les réactions des appareils de sécurité, le système ETCS, l’aérodynamique autour du train. «C’est un élément loin d’être anodin», coupe Nicolas Steinmann, en montrant une vidéo sur son ordinateur: «Vous voyez: hop, à partir d’une certaine vitesse, un pantographe [dispositif articulé de la locomotive captant l’électricité sur la ligne] pourtant abaissé et inactif se soulève sous l’effet de l’écoulement d’air, et peut arracher la caténaire.» «C’est pour cette raison que nous mesurons très précisément la force appliquée par le pantographe sur la caténaire, dit Andreas Siegrist, du laboratoire de test Prose AG de Winterthour. Celle-ci doit n’être ni trop faible, pour assurer un bon contact électrique, ni trop forte au point de soulever trop la ligne.»
Parois de béton inédites
Sur l’écran, le tachymètre affiche cette fois 220 km/h. Applaudissements dans le wagon! «Vous voyez ces halos, comme de la brume? interpelle Nicolas Steinmann. C’est de la poussière de béton, quand bien même les murs ont été lavés plusieurs fois. Seuls les passages récurrents des trains permettront de l’extraire de l’air.» Et du béton, en partie composé avec les 28 millions de tonnes de cailloux excavés – soit l’équivalent de cinq pyramides de Chéops! –, les ouvriers en ont coulé: les parois mesurent entre 30 cm et 1 mètre d’épaisseur, là où, au centre de la montagne, la roche était la plus friable. Comme, à ces grandes profondeurs, les fortes tensions et pressions menaçaient de déformer le trou, les ingénieurs ont même développé un système de consolidation révolutionnaire, utilisant des cintres flexibles et emboîtés.
«Tout cela est l’Å“uvre de plusieurs milliers de personnes depuis plus de vingt ans, dont huit sont décédés sur le chantier, se souvient Nicolas Steinmann, qui participé à la publication d’un livre de photographies dédié à ces travailleurs des profondeurs (Gotthard via subalpina, Editions d’autre Part). Une construction pharaonique, qui doit durer au moins 100 ans!»
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