Un tiers du dioxyde de carbone est absorbé par l’eau de mer. Avec des conséquences fâcheuses sur la biodiversité marine et la chaîne alimentaire. Le projet européen EPOCA veut faire le point. Reportage dans l’Arctique
Dans le froid du Nord, sur une mer à 2°C, le Zodiac s’approche en pétaradant de l’installation hexagonale qui vient d’être installée là, au milieu du fjord. «On veut y étudier l’autre gros problème lié au CO2!», résume d’emblée Jean-Pierre Gattuso. Outre l’aggravation de l’effet de serre dû aux émissions de dioxyde de carbone, le chercheur fait référence à l’acidification des océans. Un phénomène encore mal connu – les recherches importantes ont été effectuées ces 15 dernières années –, mais qui est au cÅ“ur du programme européen EPOCA que coordonne ce biologiste du CNRS français. L’un des volets les plus importants a débuté le 3 juin à Ny-Alesund, dans l’archipel norvégien du Svalbard. Il ambitionne de répondre aux questions cruciales touchant aux effets de ces mécanismes d’acidification sur les écosystèmes marins, et sur la chaîne alimentaire pélagique qui pourrait s’en trouver chamboulée.
Depuis la révolution industrielle, il y a 250 ans, les quantités atmosphériques de CO2 générées par des processus de combustion (énergies fossiles, déforestation) ont crû à des niveaux jamais atteints depuis des millénaires. L’homme émet aujourd’hui quelque 9 milliards de tonnes de ce gaz par an. Une fraction importante, entre 25 et 30%, est absorbée par les océans. «On a souvent ainsi pensé que ceux-ci nous aidaient, en freinant l’effet de serre, dit Jean-Pierre Gattuso. Mais on s’aperçoit aujourd’hui que cette aide a un coût. Et il est élevé»: depuis l’époque préindustrielle, l’acidité de l’océan a augmenté de 30%! Et elle risque de croître de 100% d’ici à 2100 si les émissions de CO2 continuent au rythme actuel.
Absorbé dans l’océan, ce CO2 se dissout et forme de l’acide carbonique. Ce processus change la balance chimique de l’eau de mer, décrite par le fameux «pH» (lire encadré). «De petits ajouts peuvent déjà modifier la concentration marine en ions carbonate. Ce sont ces éléments chimiques dont ont besoin les organismes calcificateurs, ces êtres vivants comme les coquillages, les coraux ou le microplancton qui fixent le calcium dans l’eau pour construire leur squelette, leur coquille ou leur structure», détaille Philippe Saugier, chargé de la vulgarisation du projet EPOCA. Autrement dit, ce sont les petits maillons à la base de la chaîne alimentaire de nombreux animaux plus gros, qui sont concernés en premier lieu par ce phénomène d’acidification. Et si un seuil d’acidité venait à être dépassé, l’eau de mer ne contiendrait plus assez de ces ions carbonate (elle en serait sous-saturée). Résultat? «Le liquide deviendrait corrosif pour ces organismes, et dissoudrait leur structure calcaire», conclut Philippe Saugier, en précisant qu’il s’agit-là de la théorie. Une idée certes déjà passablement étayée, mais qu’il faut confirmer définitivement sur le terrain.
Au large de Ny-Alesund, les chercheurs d’EPOCA ont installé, avec l’aide de Greenpeace, neuf mésocosmes. «Ce sont d’immenses sacs en plastique longs de 17 m et contenant 55 m3 d’eau qui, une fois déployés, sont fermés à leur profonde extrémité, dit Ulf Riebesell, chercheur principal de l’expérience à l’Université de Kiel. Dans chacun de ces «petits mondes marins», nous pouvons augmenter la concentration en CO2 dissout, et faire diverses mesures durant plusieurs semaines afin d’observer la réaction des micro-organismes qui y vivent.»
Avec ses collègues, Jean-Pierre Gattuso s’intéresse surtout aux ptéropodes, d’infimes mollusques qui ont transformé leurs pieds en deux ailes pour se mouvoir dans l’eau. Et plus particulièrement à la Limacina helicina (image). «Ces organismes sont très sensibles aux changements de pH dans l’eau, détaille le chercheur. A la valeur modélisée pour 2100, ils n’arriveront plus à fabriquer leur coquille. Or ils sont cruciaux dans la chaîne alimentaire: à une certaine période de l’année, 80% des saumons s’en nourrissent. Les baleines aussi.»
Si les scientifiques ont décidé de mener leurs expériences à de si hautes latitudes – Ny-Alesund, situé à 78° N –, c’est que cet ancien village minier transformé en vaste base scientifique leur offre deux avantages déterminants: «Les eaux très froides peuvent absorber davantage de CO2, dit Jean-Pierre Gattuso. C’est donc là que la situation va devenir critique en premier. D’autre part, les eaux de l’Arctique sont très riches en ressources halieutiques.» D’où l’intérêt de mieux y comprendre les effets directs de l’acidification des océans. Selon Ulf Riebesell, le temps presse: «Selon nos modélisations, le seuil d’acidité pourrait être atteint pour certaines espèces entre 2016 et 2045 déjà…»
Les scientifiques en conviennent: les impacts sont pour l’instant encore mineurs, mais la situation ne va pas en s’améliorant. D’autant plus qu’il existe un décalage entre le moment de l’émission des gaz à effet de serre et celui où l’équilibre sera atteint en termes de concentrations dans l’air et dans l’eau. Ceci sans même souligner le fait que, une fois le CO2 absorbé, il n’y a pas de solutions pratiques pour remédier à l’acidification autre que de se reposer sur la nature. Un processus qui peut prendre des milliers d’années. «C’est pourquoi il faut aussi inscrire clairement cette question de l’acidification dans l’agenda lié à la nécessité de réduire les émissions de CO2 au niveau mondial, et développer les recherches, tant les incertitudes restent nombreuses», plaide Jean-Pierre Gattuso.
Le problème commence d’ailleurs à être considéré à sa juste mesure. Outre EPOCA, qui regroupe une centaine de scientifiques appartenant à 27 institutions, avec un budget de 16 millions d’euros, d’autres projets ont été lancés à travers le monde. En mars 2009, le président américain Barack Obama a ainsi signé le décret FOARAM enjoignant la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), la National Science Foundation et d’autres agences gouvernementales à mettre conjointement sur pied un programme sur le sujet. Avec un budget de près de 100 millions de dollars sur quatre ans (2009-2012).