LE TEMPS || Un projet de l’Agence spatiale européenne (ESA) vise à recycler les déchets et générer les vivres pour un périple spatial de longue durée. Pour la première fois, deux segments de cet «écosystème artificiel clos» seront connectés, lançant vraiment l’expérience sur laquelle travaillent des centaines de chercheurs depuis 20 ans. Reportage à Barcelone, au cœur des laboratoires
Gros, fins, des tuyaux gris partout. Des cuves, des vannes, des câbles et deux cylindres remplis d’un fluide vert, où filent des bulles. Tout autour, des parois en plastique transparent. Les traversent des hommes en bleu. Un décor de science-fiction pour une vision nommée Melissa: celle d’un système «en boucle fermée» servant à générer eau, oxygène et nourriture tout en recyclant le CO2 et les déchets produits par l’équipage d’un vaisseau spatial en route vers Mars! Dans ces laboratoires de l’Université autonome de Barcelone (UAB), voilà 20 ans que les chercheurs mettent au point ce qui deviendrait le système de survie idéal pour les périples interplanétaires. D’ici peu, cette expérience unique au monde entrera dans sa phase concrète: des êtres vivants (à quatre pattes) seront introduits dans cet «écosystème clos artificiel» pour le mettre à l’épreuve.
L’idée est d’imaginer un aller-retour vers la planète rouge de 1000 jours, dit Christophe Lasseur, de l’Agence spatiale européenne (ESA) responsable de l’expérience Melissa (pour Micro-Ecological Life Support System Alternative): «Chacun des six membres d’équipage consomme au quotidien 1 kg de vivres, 1 kg d’oxygène et 3 kg d’eau. Au total, cela ferait 30 tonnes à transporter. Sans parler de l’eau d’hygiène. C’est considérable! Il s’agit donc de recycler les déchets pour réduire la masse embarquée au décollage.»
Plus facile à dire qu’à réaliser, pour maintes raisons. D’abord, le fonctionnement d’un écosystème complet s’avère très complexe à reproduire; pour preuve, l’expérience grandeur nature Biosphere 2 installée sous cloche en 1991 en Arizona, soldée par un fiasco. Ensuite «parce qu’il faut satisfaire aux contraintes de sécurité du spatial. Elles sont déjà immenses pour faire voler un simple élément électronique. Alors pour des systèmes hébergeant des organismes vivants…» D’où l’intérêt de comprendre les rouages d’un écosystème dans ses infimes détails.
«Imaginons un lac, où vivent des millions d’espèces, dont on décrirait les fonctions séparément (recyclage des gaz et végétaux, productions de nutriments, minéraux, etc.), dit-il. Les comprendre toutes, et l’on pourrait reconstruire de novo et gérer un tel lac.» Ainsi, l’expérience Melissa a été pensée en cinq compartiments.
Le dernier abrite l’équipage – ici, des rats, «qui vivent dans un environnement tout confort pour ne pas les stresser», assure Enrique Peiro, le manager technique. «A terme, l’expérience sera menée avec 40 d’entre eux, qui consommeraient autant d’oxygène qu’un homme, ce qui donnera une référence.» Au début, il n’y en aura que quatre. D’ici peu donc, leur habitat sera connecté avec un autre module, qui produira l’oxygène que respireront ces rongeurs tout en recyclant le CO2 qu’ils expireront. Ce module contient des micro-algues vertes «spiruline», qui vont croître dans les cylindres trônant dans l’une des «salles blanches» de l’UAB. «Nous travaillons en milieu hautement confiné pour éviter les pathogènes qui ruineraient l’expérience», dit Christophe Lasseur.
Plus tard, selon le protocole, ce vivier d’algues sera alimenté par les composés minéraux et l’engrais (nitrates) générés à l’aide de bactéries dans un autre segment. Cette «fabrique à nutriments» sera approvisionnée avec l’urine de l’équipage et les produits de dégradation issus de deux premiers compartiments chargés, eux, de transformer les déchets (végétaux, fèces, etc.). En parallèle au compartiment «algues» sera installée une serre dans laquelle seront cultivées des plantes comestibles (laitues, betteraves, etc.). Au final, un circuit en boucle close duquel rien ne sortira et où rien n’entrera.
Seulement voilà: «Les rats ne sont pas prévisibles. S’ils dorment, ils consommeront moins d’oxygène que s’ils s’agitent», poursuit Christophe Lasseur. Les ingénieurs ont donc dû mettre au point des éléments de contrôle permettant de gérer la production d’oxygène, donc de facto le cycle de développement des algues. Et, avant cela, ils ont dû bien comprendre ce dernier ainsi que les paramètres l’influençant. «Ce n’est là qu’un exemple. En fait, dit l’expert, nous décrivons en détail chacun des processus chimico-biologiques en jeu dans tous les compartiments». De quoi y passer des années – les vingt dernières. De plus, ce travail s’optimise au fur et à mesure qu’apparaissent de nouvelles techniques d’analyse. «Puis nous mettons en équations et modèles ces processus, car nous voulons contrôler et prédire avec des lois mécanistiques ce qui se passe si tel paramètre change – le pH ou le taux de CO2 chez les micro-algues par exemple.» Les recherches «Melissa» ont déjà généré plus de 200 articles scientifiques. «Après avoir validé nos modèles en les utilisant sur nos instruments gérants les compartiments, nos expériences seront extrapolables.»
Mais la tâche la plus difficile restera à venir. «Connecter deux compartiments, c’est gérable. Mais lorsque nous passerons à trois, puis quatre et cinq, la complexité s’amplifiera, relève Christophe Lasseur. Il faudra que les modèles mathématiques décrivant et gérant chaque processus biochimique «se parlent», pour que toute la boucle fonctionne telle une seule entité.» L’on traque donc les «degrés de liberté», soit les interventions possibles qui leur permettent – comme on met de l’huile dans les rouages d’une machine – d’agir pour s’assurer que la leur ne se grippe pas. «Par exemple, la lumière nécessaire à la croissance des algues, mais qui n’apparaît pas dans la boucle de lois d’actions de l’écosystème Melissa: vu qu’elle est externe, nous pourrons la gérer nous-mêmes.»
Pour l’heure, la boucle est loin d’être bouclée. L’équipe prévoit 18 étapes de connexions diverses entre les cinq compartiments, au rythme idéal de deux par an. Et pour autant que les moyens suivent. Christophe Lasseur: «Je compare notre projet à la Sagrada Familia», la basilique érigée dès 1882 à Barcelone. «Nos travaux avancent en fonction des budgets et des cycles de collaborateurs, qui se calquent souvent sur la durée des thèses de doctorat.» A ce jour, l’ESA finance 60% du projet (environ 5 millions d’euros par an) pour la centaine de chercheurs de 30 organisations dans 15 pays d’Europe. Et l’Espagne contribue à la moitié du site pilote, inauguré en 2009. «Même avec le double d’argent, je ne suis pas sûr que l’on irait deux fois plus vite.»
Comme les bâtisseurs de cathédrales, l’homme espère voir aboutir un jour «son» projet. Qui est déjà utile: «Nous avons acquis une expérience dans la maîtrise des contaminations microbiologiques; ce sont nos équipes qui ont nettoyé l’intérieur des vaisseaux ATV» de l’ESA. Des senseurs de Melissa sont utilisés dans la production vinicole. Et des stations d’épuration exploitent des procédés de nitrification des eaux sales issus du projet. «Nous gagnons surtout des connaissances cruciales pour les futurs voyages interplanétaires.»
Dans ce domaine, «la Chine développe une boucle fermée similaire, sans que l’on ait beaucoup d’informations, dit le chercheur. Et les Russes ont un projet (BIOS), mais qui a souffert des réorganisations politiques.» Les Japonais s’étaient lancés, «mais ont réorienté leurs activités vers l’écotoxicologie en cas d’incident nucléaire.» Quant à la NASA, «elle n’a plus de projet de boucle complète». Outre des expériences de «potagers spatiaux» et ses acquis en recyclage de l’eau et de l’oxygène, appliqués sur la Station spatiale internationale, «l’agence vise plus à développer des lanceurs hyperlourds».
Enfin, quid d’un «écosystème clos artificiel» abritant des bipèdes? «C’est un projet, nommé Fipes ou Oïkosmos, qu’on évoque à l’ESA – et la Suisse, entre autres, serait intéressée à l’accueillir (LT du 24.10.2014) – mais qui serait d’une autre dimension, financière, sécuritaire, éthique. Quand? Vers 2025, j’aimerais bien.»
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