Alors que l’avion solaire hevlétique doit effectuer dès ce dimanche et durant deux jours la dernière étape de son vol autour du monde, ses «pères», Bertrand Piccard et André Borschberg, reviennent sur cette épopée de treize ans
Solar Impulse 2 (Si2) doit décoller ce dimanche 17 juillet pour l’ultime étape de son tour du monde à l’énergie solaire. Une dernière ligne quasi droite entre Le Caire et Abu Dhabi, d’où l’aéroplane est parti le 9 mars 2015. Dix-sept vols au total, émaillés de records (dont le plus long vol en solitaire sans escale – 117 h 52 m) mais aussi d’ennuis, comme lorsque les batteries défectueuses de l’engin l’ont cloué au sol à Hawaii durant des mois en 2015.
Voici donc l’approche finale d’un projet lancé en 2003, avec pour seul objet d’appel aux sponsors une présentation PowerPoint, comme aime à rappeler son initiateur, l’aérostier et psychiatre vaudois Bertrand Piccard (BP). Peu avant ce dernier vol, il est revenu, avec son compère, l’ingénieur et entrepreneur André Borschberg (AB), sur cette épopée.
Quel bilan tirez-vous?
André Borschberg: Ce projet avait quelque chose d’utopique lorsqu’on l’a démarré. Je suis impressionné d’y être parvenu, même si je n’y croirai complètement qu’à Abu Dhabi.
Bertrand Piccard: C’est fantastique de voir ce que l’on a accompli, avec autant de «premières», telles les traversées des océans Pacifique et Atlantique à l’énergie solaire. Je suis content de voir Solar Impulse considéré comme un modèle pour les technologies propres.
Avec ces exploits, vous avez écrit l’histoire de l’aviation. Etait-ce un but? Comment le vivez-vous?
BP: Je souhaite surtout que l’histoire continue de s’écrire dans les énergies renouvelables, et que nos vols soient vus comme des pas historiques dans ce domaine.
AB: Ce projet correspondait à un rêve de gosse, construit sur mon histoire personnelle. Le réaliser permet de comprendre ce que d’autres pionniers, jadis, ont pu ressentir dans de tels moments.
Quel est votre pire souvenir de ces 13 années?
BP: Lorsque j’ai réalisé que, parce que je consacrais quasiment tout mon temps à trouver des sponsors, je n’en aurais plus assez pour me former au pilotage et être prêt en même temps qu’André pour les premiers vols, en 2010. Moi qui ai pourtant volé sur moult engins bizarres, j’avais sous-estimé la quantité d’entraînement nécessaire pour prendre les commandes d’un aéroplane aussi particulier que Solar Impulse.
AB: Quand, en 2012, l’immense longeron central de l’aile principale du Si2 s’est brisé lors d’un test. C’était un vrai choc!
Et le meilleur?
AB: Voir Hawaii, après mon vol de quatre jours sur le Pacifique au départ du Japon, et savoir que ma famille m’y attendait. J’ai beaucoup souffert émotionnellement de ma décision de continuer lorsque, après un jour en l’air, des ennuis techniques sont apparus sur l’avion. Je craignais que ma famille n’ait pas compris.
BP: En tant qu’explorateur, j’ai été comblé lors de ma traversée de l’Atlantique, un océan si mythique. Mais surtout, je me souviendrai d’avoir pu, en avril 2016, parler en direct depuis l’avion à Ban Ki-moon alors qu’il menait une séance de l’ONU où les dirigeants signaient l’accord de Paris sur le climat. Je me suis dit que, là, mon message de promotion des énergies renouvelables passait, et que le Solar Impulse était à cette place de catalyseur que je voulais pour cet avion.
Avec les échos médiatiques qu’a (eus) votre projet, estimez- vous aujourd’hui que ce message a été écouté plus que seulement entendu?
BP: Il y a deux groupes de politiciens: ceux qui poussent les technologies propres, et ceux qui les retiennent. Nous collaborons beaucoup avec les premiers; lors de quasiment chaque réunion importante sur ce sujet, je suis invité à m’adresser à eux. A l’inverse, d’autres décideurs nous ignorent. Aux Etats-Unis, aucun politicien de haut niveau n’est venu nous rencontrer; j’explique cela par le fait que, là-bas, le thème du changement climatique relève du dogme, et qu’il vaut mieux ne pas y être lié. De manière générale, toutes les instances internationales sont très intéressées par la thématique à long terme portée par Solar Impulse. Mais, au niveau national, les politiciens ne veulent prendre aucune décision qui puisse handicaper leur réélection à court terme. Il faut donc continuer à montrer que ces technologies sont logiques avant d’être écologiques, qu’elles représentent un marché crédible, rentable, créateur d’emplois, et qui en plus protège l’environnement. Tant qu’on voudra d’abord mettre en avant ce dernier aspect, ce sera peine perdue.
Et en Suisse, qu’en est-il?
BP: Je trouve la politique de la conseillère fédérale Doris Leuthard très courageuse. Cela dit, le projet actuel de nouvelle loi sur l’énergie semble éluder les questions d’efficience énergétique. Or, si l’on continue à gaspiller de l’énergie avec nos vieux systèmes (maisons mal isolées, réseau électrique dépassé, etc.), il est clair que les énergies renouvelables ne seront pas suffisantes.
Régulièrement, des doutes ont été exprimés sur la faisabilité de votre projet. Son accomplissement est-il une revanche?
BP: Heureusement que des gens ont douté de nous. Sinon, cela aurait voulu dire que nous n’étions pas assez ambitieux. Ces doutes externes ont stimulé notre équipe, soudé nos partenaires et nos supporters, qui ont compris que c’est la difficulté de notre projet qui faisait sa valeur. Mais, lorsque ces critiques se basaient sur de la mauvaise foi, cela m’a attristé et blessé. Quant aux gens frustrés qui ne comprennent pas ce qui se passe autour d’eux, j’ai de la peine pour eux. En fait, on peut rapidement juger de la qualité d’une personne en observant comment elle juge les projets des autres.
AB: Notre réussite a beaucoup dépendu de l’état d’esprit de notre équipe, qui consiste à considérer les obstacles comme des opportunités. De plus, apprendre à terminer quelque chose d’aussi ambitieux, c’est rare. Je suis très fier d’avoir pu maintenir cette attitude durant treize ans dans le team, même pendant les moments très durs, comme en 2015 lorsque, face au problème de batteries qui nous empêchait temporairement de continuer, j’ai dû le scinder en deux, pour un temps du moins.
BP: Nous-mêmes, à divers moments, nous nous sommes dit que nous étions complètement fous face à ce que nous voulions tenter. Or c’est l’apanage de tous les explorateurs: partir dans l’inconnu, faire le saut avant de savoir si c’est possible. Ce sont cela les «premières»; elles sont plus intéressantes que les records, qui ne consistent qu’à faire mieux ce que quelqu’un d’autre a déjà fait avant vous. J’en ai pleuré parfois, tellement c’était difficile. Mais si l’on réussit, c’est tellement fantastique.
Treize ans pour un tel projet: est-ce, finalement, peu ou beaucoup?
AB: C’est beaucoup dans la vie professionnelle d’une personne. Mais c’est peu quand on regarde que l’on est parti de zéro, sans argent. Certains projets similaires, après cinq ans, ne dépassent pas le stade du design, et s’arrêtent. Nous, nous avons construit deux avions, expérimentaux mais qui sont certifiés pour survoler des zones habitées, donc qui sont très sûrs – c’est très complexe. Ainsi treize ans, c’est rapide. Cela s’explique par notre organisation, petite et souple. Une manière de travailler sur laquelle se sont calqués nos partenaires. A Moffet Field (San Francisco), les deux fondateurs de Google sont venus voir notre projet: cela dit beaucoup! En fait, la Suisse peut être fière de ce qu’elle produit sur le plan technologique.
Cette si longue durée a-t-elle eu l’inconvénient d’amoindrir la tension autour de votre projet? Selon L’Express, «le grand cirque médiatique qui entoure cet avion est un peu fatigant». Sentez-vous une certaine lassitude s’installer dans le public, en Suisse surtout?
BP: Ce projet est long. Trop long. Pour tout le monde, nous, le public. Mais ce qui est vraiment difficile est plus long que ce qui est facile. Depuis 2003, il a fallu en trouver, des solutions, pour y croire encore. Nous vivons dans un monde qui se passionne plus pour ce qui dure deux jours que deux ans. En Suisse? L’on attend toujours la réussite de quelqu’un pour s’en réjouir; j’ai connu cela avec mon tour du monde en ballon. Cela dit, j’ai l’impression que l’immense majorité des gens apprécient notre projet et le suivent. L’an dernier, nous avons eu un stand au Comptoir suisse: nos visiteurs se sont montrés très intéressés et dits très étonnés d’apprendre qu’il y avait des articles négatifs sur Solar Impulse.
La reconnaissance de la Suisse officielle pour votre projet a aussi été timide au début. Cela vous a-t-il touchés?
BP: Nos rapports avec la Confédération ont été excellents. Nous avons toujours discuté de manière transparente, même au sujet des hangars qui nous étaient prêtés à Dübendorf puis à Payerne. C’est une poignée de journalistes irresponsables qui a alors inventé une histoire de facture de location impayée d’un million de francs. Cela dit, la collaboration avec la Confédération était discrète au début, puis est devenue plus visible grâce à Présence Suisse, et au drapeau sur le fuselage.
Le coût total du projet s’élève à quelque 170 millions de francs. Les réunir a-t-il été difficile?
BP: Pour un projet de pionniers, on ne peut attirer que des entreprises pionnières, pas des sociétés conventionnelles, même dans les domaines de l’énergie, de l’industrie aéronautique ou automobile, de l’électricité, quand bien même elles auraient pu être des partenaires parfaits. J’ai perdu trop de temps à tenter de convaincre des gens qui ne voulaient pas être convaincus. Je pense que, désormais, je pourrai voir dans les yeux d’un sponsor potentiel s’il est innovant ou pas, et donc si cela vaut la peine de discuter avec lui. J’ai ainsi une immense admiration pour nos partenaires, qui ont joué le jeu sans garantie de succès. Par contre, je n’ai pas cherché à obtenir de fonds publics, tant il y aura toujours des gens pour râler sur l’utilisation qui est faite de leurs impôts.
Ce projet est le fruit du couple que vous avez tous deux constitué. Que gardez-vous de cette collaboration?
AB: Ce fut une expérience extraordinaire. Nous avons su toujours garder la compréhension des raisons pour lesquelles nous sommes ensemble, malgré nos différences, nos frustrations. Nous avons beaucoup appris l’un de l’autre. Cela n’a pas toujours été facile. Mais nous avons su faire avancer le partenariat dans le bon sens. Car nous avions une cause commune forte: ce projet était la mission d’une vie, pas juste notre boulot. Bertrand a dû apprendre à partager son projet, car c’était son idée à l’origine. Et moi, j’ai dû faire le chemin inverse, pour le comprendre.
BP: Chacun de nous deux était compétent dans un domaine où l’autre l’était moins. André dans l’organisation et le management, moi dans la recherche de fonds et la communication du message. Le risque était le nivellement vers le bas pour paraître semblable, mais nous avons su utiliser nos inévitables moments de rivalité pour nous forcer à devenir tous deux meilleurs. Pour cela il faut du travail, du respect mutuel et de la remise en question permanente.
Arrivée de Bertrand Piccard à Séville, fin juin dernier, à bord du Solar Impulse, après la traversée de l’Atlantique. (Solar Impulse) «Il faut continuer à montrer que ces technologies sont logiques avant d’être écologiques»
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