Au laboratoire du Gran Sasso, les scientifiques sont sur le point d’enclencher XENON1T, le détecteur le plus élaboré visant à découvrir la «matière sombre», entité mystérieuse qui compose 85% de l’Univers. Visite avec la physicienne zurichoise Laura Baudis
Vivre la dernière révolution copernicienne! Laura Baudis n’a pas peur des mots pour décrire l’aventure scientifique dans laquelle elle s’est lancée il y a une vingtaine d’années, lors de sa thèse de doctorat à l’Université de Heidelberg, en Allemagne. «Avec Nicolas Copernic, on a admis que la Terre n’était pas au centre de l’Univers. Puis ni même le Soleil lui-même, voire notre galaxie. Ensuite que celle-ci n’était qu’une parmi des milliards d’autres. Et aujourd’hui, l’on sait que ce dont est fait tout ce qui est visible dans le cosmos – vous, moi, les planètes, les étoiles, les amas de galaxies – ne correspond qu’à un faible pourcentage de la matière qui compose l’Univers. Le reste, soit environ 85%, existe, mais est de nature inconnue. Cela nous rend humble», explique la physicienne de l’Université de Zurich, un sourire en coin et des étincelles dans les yeux. Cette entité mystérieuse et insaisissable est appelée «matière sombre». Ou «noire». Autant que l’est le ristretto italien que sirotent les physiciens réunis cette semaine au bar du Laboratoire national de Gran Sasso (LNGS).
C’est là, dans ce haut-lieu de la recherche en physique des particules, que doit être lancée sous peu une expérience devant – espèrent-ils tous – permettre de mettre au jour directement des particules de matière sombre; Laura Baudis en est l’une des responsables adjointes. Son nom de code: XENON1T. Pour découvrir la machine, il faut faire un voyage peu commun, en pénétrant dans les entrailles de la montagne. Car les installations du LNGS, construites entre 1982 et 1987, se trouvent enfouies sous le Gran Sasso, ce massif des Appenins où les cerisiers en fleurs confirment l’arrivée du printemps, à une heure et demie de Rome mais dix fois moins de l’Aquila, la cité anéantie par un séisme en 2009.
Pour accéder aux trois cavernes qui composent le centre, il faut parcourir cinq kilomètres de tunnel. Le temps pour la physicienne, qui se dit «passionnée de problèmes très compliqués», de préciser l’objet de sa quête. Le concept de «matière sombre» est postulé en 1993 par Fritz Zwicky: cet astronome suisse tente d’estimer la masse de l’amas de la Chevelure de Bérénice, par le biais de sept des quelque 2500 galaxies que celui-ci héberge. Mais le savant tombe vite sur un os: ces galaxies tournent rapidement autour du centre de l’amas, trop vite pour qu’elles n’en soient pas éjectées, comme un enfant d’un carrousel fou, sans que quelque chose ne les retienne. En l’occurence, à travers l’attraction gravitationnelle, une importante quantité de masse invisible! D’abord négligée et oubliée, cette idée a regagné en force dans les années 1970. Plusieurs descriptions de ce qui pourrait composer cette matière sombre ont été proposées. La plus en vogue est celle de WIMP, acronyme anglais pour «particules massive interagissant faiblement». «Il s’agirait de corpuscules ayant une masse de 10 à 10000 fois celle du proton, soit autant qu’un atome d’or ou de plomb, qui se trahissent par la force de gravitation, mais n’interagissent avec la matière que par la force faible». Autant dire que ces particules sont les Arlésiennes de la physique intersidérale.
Au bout d’une sombre galerie dont les murs suintent, une lourde porte de métal. Et un interphone, dans lequel il faut crier le sésame: «XENON1T». Puis un checkpoint d’où partent deux autres trouées de lumière blafarde. Un décor digne d’un James Bond, qui est celui des 130 chercheurs de 21 institutions fignolant l’instrument logé plus loin, dans une immense caverne blanche: une cuve ressemblant à une citerne d’essence juxtaposée à un lumineux cube vitré de trois étages servant de poste de commande.
Pénétrer dans le réservoir, dont les parois internes miroitent à l’infini, est fascinant. «C’est là que l’on espère voir passer les WIMP», dit Laura Baudis, en montrant un plus petit cylindre d’acier suspendu. Celui-ci est actuellement rempli lentement avec 3,5 tonnes d’un gaz noble et inoffensif, du xénon, liquide car maintenu à la température de – 95 °C.
Annihiler le bruit
«Ce gaz est pur et lourd, si bien que lorsque les WIMP le traversent, il y a des chances que l’une ou l’autre entre en collision avec un noyau d’atome de xénon, produisant un fugace flash de lumière ultraviolette.» Les chercheurs ont estimé qu’environ 100 000 particules sombres franchissaient chaque seconde chaque cm2 du détecteur. «Si tel est le cas, nous devrions apercevoir cet éclat avec les 248 photosenseurs installés là.» Vu la rareté de ce type d’événement, les scientifiques ont dû protéger leur expérience de tout rayonnement externe pouvant y générer du «bruit»; il s’agit surtout des rayons cosmiques, ces particules issues du fond des âges et pleuvant par milliards sur la Terre sans dommage pour ses habitants, mais pouvant elles aussi induire les mêmes épisodes lumineux au sein du xénon. C’est pour cette raison que, d’une part, le réservoir de xénon est placé au cœur d’un immense volume d’eau emplissant la citerne. Et que, d’autre part, ces travaux sont menés dans les terriers du Gran Sasso, sous 1400 m d’une roche servant de bouclier. «Nous pouvons diminuer par un facteur 1 000 000 le bruit de fond de nos mesures», dit Laura Baudis.

Pour ne rien simplifier dans l’appareillage déjà complexe à cause de la cryogénie qu’il implique, le très cher xénon (1000 francs le kilo) doit être purifié en continu des impuretés électronégatives présentes dans ce gaz, et surtout des miettes de krypton radioactif, un gaz d’origine anthropogène dont les désintégrations pourraient aussi troubler l’acquisition des signaux. Autant d’aspects techniques que les techniciens ne cessent de tester et retester ces jours, et qui ont fait prendre quelques mois de retard au lancement de XENON1T. «Je suis confiante, rassure Elena Aprile, la bouillante physicienne à la tête de l’expérience, aujourd’hui professeure à l’Université Columbia à New York mais qui a fait son doctorat à l’Université de Genève. Nous avons construit la meilleure des machines. Car le progrès ne naît que d’instruments de plus en plus perfectionnés.» XENON1T succède en effet à deux démonstrateurs, XENON10 puis XENON100, d’une contenance moindre en xénon, qui n’ont pas aperçu de ces «mauviettes» de WIMP (c’est la traduction du mot), mais ont permis de mieux cadrer leur traque. «Nous avons là le détecteur le plus sensible jamais fabriqué», ajoute Laura Baudis. Pour l’instant.
Car ailleurs dans le monde, d’autres équipes fourbissent aussi leurs équipements. Au Japon, en Amérique du Nord, en Europe, en Chine, une dizaine de laboratoires ne cessent de mettre au point des détecteurs toujours plus perfectionnés. Le principal concurrent de XENON1T est ainsi l’expérience LUX-LZ aux Etat-Unis, initié «par la motivation de mener également ce genre de recherches sur sol américain autant que par une poussée de testostérone chez des anciens collègues masculins de notre équipe face à la direction féminine de XENON», explique Elena Aprile, avec un franc éclat de rire. Installé dans une mine désaffectée du Dakota du Sud, ce détecteur hébergera, lui, une cuve de 7 tonnes de xénon; son achèvement est annoncé pour 2018. Vient ensuite l’expérience canadienne de SNOLAB, qui recourt elle à 3.6 tonnes d’un autre gaz noble, l’argon, en phase de mise en service. D’ailleurs ses initiateurs, dont fait partie le Nobel 2015 de physique Art McDonald, n’ont pas hésité, dans cette chasse à la matière sombre dont la récompense est sans conteste justement le plus prestigieux des prix scientifiques, à débaucher Laura Baudis. Mais la physicienne germano-roumaine, établie en Suisse depuis 2007, y a renoncé, autant pour des raisons familiales que «pour tout ce que j’avais déjà investi au Gran Sasso et dont j’espère maintenant voir les fruits».
«Je prie tous les jours pour que notre équipe reste la première [à faire une découverte], confie Elena Aprile. Mais je prie aussi pour que ces groupes soient aussi bientôt compétitifs, car cela permettrait de confirmer nos possibles trouvailles», une condition sine qua non pour leur validation. Ce d’autant que la traque des WIMP se déroule aussi sur d’autres scènes, sur Terre et dans le ciel.
Au CERN, par exemple, l’accélérateur de particules LHC, qui vient d’être amélioré et doit être relancé ces jours, pourrait générer dans ses collisions des bribes de mat ière sombre; depuis décembre 2015, des rumeurs de la découverte d’un «boson superlourd» (bien plus que celui «de Higgs», découvert en 2012) bruissent de plus en plus fort dans les couloirs de l’institution sise à Genève, et sur les blogs.
Quant à l’espace, c’est aussi un terrain de jeu privilégié pour ceux qui espèrent repérer des WIMP. Que ce soit de manière directe (le satellite chinois DAMPE, avec forte participation de l’Université de Genève, a par exemple été lancé en décembre 2015, et d’autres suivront, notamment aux Etats-Unis) ou indirecte. Dans ce deuxième cas, l’idée est de traquer le produit de désintégration des particules de matière sombre. L’expérience AMS a ainsi été installée sur la Station spatiale internationale, l’énorme détecteur IceCube enfoui dans les glaces de l’Antarctique, et le satellite Fermi placé en orbite. «Nous vivons un âge d’or pour la recherche de la matière sombre, dit Elena Aprile, et c’est la synergie de toutes ces techniques qui rend cette traque si excitante.»
Et si, avec XENON1T, elle n’aboutit à rien? «L’on prépare déjà la suite, avec XENONnT, dans les mêmes infrastructures de Gran Sasso mais avec un réservoir de xénon encore plus grand», dit Laura Baudis. Surtout, la chercheuse table déjà à conceptualiser l’expérience de la génération suivante, nommée DARWIN, qui recourra à des technologies nouvelles et plus poussées encore, avec cette fois 50 tonnes de xénon! «C’est comme avec les Ferrari, tant que l’on peut se permettre d’acquérir le modèle le plus abouti, il faut le faire», ajoute Elena Aprile.
Promouvoir les jeunes
D’aucuns n’hésitent pourtant pas à dénoncer une vaine course en avant vers des machines de plus en plus complexes, alors que la recherche de matière sombre n’a rien donné durant ces dernières décennies. Et plaident pour un changement d’approche. «C’est trop tôt pour arrêter, rétorque Laura Baudis. C’est seulement maintenant que nous avons les instruments adéquats pour vraiment espérer faire des découvertes.» Quant aux coûts – le budget de XENON1T est de 12 millions d’euros environ –, «ils restent raisonnables en comparaison avec les expériences à milliards impliquant des accélérateurs», ajoute Elena Aprile.
Cela dit, la dynamique physicienne admet que «l’on ne va pas chercher sans fin». «Si l’on ne trouve rien avec XENON1T, cela permettra d’exclure plusieurs théories décrivant la matière sombre. C’est déjà beaucoup, dit Laura Baudis. Et cela induira un changement de paradigme parmi les théoriciens pour tenter de comprendre tout de même comment s’est créé et fonctionne notre si bel Univers.» L’heure viendra alors peut-être d’évaluer d’autres entités candidates à l’explication de la nature de la matière sombre, comme les axions, des particules elles extrêmement légères, les «WIMPzillas», à l’inverse très lourds (un million de milliards de fois plus que le proton), ou encore des particules d’antimatière sombre… Tout un programme.

«Ce qui m’importe surtout, reprend Elena Aprile, c’est qu’en imaginant ces machines du futur, on donne à ces «soldats de la curiosité» que sont les étudiants et les jeunes chercheurs une chance de jouer un rôle. Toute cette quête se justifie simplement parce que l’homme est un animal curieux. Comment peut-on vivre, ou même dormir, sans savoir de quoi est constituée la plus grande partie de l’Univers?»