L’équipage de PolarQuest, une association de sciences citoyennes et éducatives fondée à Genève, veut, entre autres missions scientifiques, retrouver l’enveloppe disparue de l’Italia, qui fait partie des annales de la conquête du pôle Nord
«Ciao tutti!» Sous le bas plafond de nuages ternes qui fait souvent partie du décor au Svalbard, même après quatre jours dans une mer houleuse, elle débarque du Best Explorer avec un sourire aussi éclatant que son bonnet de laine rouge, qui rappelle aussitôt un marin célèbre. Et comme Cousteau, de la détermination, Paola Catapano en a à revendre. Moins pour documenter la vie de l’océan que pour tenter d’y trouver une épave mythique: celle de l’Italia, un dirigeable dont l’épopée fait partie des annales de la conquête du pôle Nord.
Partie en petit équipage fin juillet de Tromsø (Norvège), cette sémillante Italienne genevoise d’adoption, vidéaste au CERN, rejoint ses collègues de l’association PolarQuest à Longyearbyen, capitale de cet archipel boréal situé à 78° Nord. C’est là qu’ont lieu les derniers préparatifs d’une expédition avant tout de sciences citoyennes et éducatives, mais qui pourrait permettre, avec de la chance, de réécrire une bribe d’histoire.
Au tournant du XXe siècle, dans une Europe animée par les développements technologiques puis ébranlée par la guerre, une attitude empirique imprègne le monde de la science, des arts, de l’industrie. Alors qu’il reste certains endroits du globe inviolés, la Nature est champ de conquête pour des humains perçus comme invincibles, explique le joli petit Musée de l’exploration polaire de Longyearbyen. La curiosité, combinée à des ambitions nationales et personnelles, nourrit la course aux records. L’un des plus prestigieux, tentés en skis, traîneau, bateau ou par les airs: le pôle Nord!
La nacelle se détache
En 1908, l’Américain Frederick Cook puis, en 1909, son compatriote Robert Peary affirment y être arrivés. Mais leurs récits sont mis en doute. Les premiers à l’avoir atteint avec certitude, le survolant en 1926, sont les occupants du dirigeable Norge, emmenés par l’explorateur norvégien Roald Amundsen, découvreur du pôle Sud en 1911. L’engin a été construit par un spécialiste, Umberto Nobile. Mais ce colonel italien est frustré du peu de sciences effectuées à bord, et fabrique alors un second aéronef, l’Italia, pour retenter l’aventure. En mai 1928, au départ du Svalbard, il va, lui, se poser au pôle. C’est au retour que les choses se gâtent.
Pris dans la tempête, l’aéronef dévisse non loin de la côte septentrionale du Svalbard. Sa nacelle se détache, avec dix hommes à bord, dont Nobile, qui sont projetés sur la banquise. Les six autres, affairés dans la structure inférieure de l’enveloppe du dirigeable, ont le réflexe de leur jeter des provisions. Avant d’être emportés par le vent au loin sur le pack.
La plus importante opération de sauvetage jamais organisée est engagée, impliquant des centaines d’hommes, des dizaines d’avions et de bateaux, de plusieurs pays. Elle est toutefois minée par le manque de coordination et l’apathie du gouvernement italien – «pour Mussolini, qui régnait alors, un bon héros était un héros mort», dit Paola Catapano. Mais le colonel est sauvé, de même que huit de ses neuf compagnons de la nacelle. Les six autres ne seront jamais retrouvés, ni l’enveloppe de l’Italia. «Umberto Nobile a souvent fait figure d’accusé dans cette tragédie, résume Wikipédia, en raison de sa décision de tenter de poursuivre le voyage malgré la tempête, puis de son embarquement à bord de l’avion de sauvetage alors que ses équipiers (dont des blessés) restaient sur la banquise. Il a été accusé d’inconscience, de recherche de gloriole et de criminelle légèreté.» Pire, les Norvégiens l’ont tenu responsable de la mort de leur héros, Amundsen, parti pour sauver les six rescapés envolés, mais qui n’est jamais rentré.
Propagande fasciste
«En tant qu’Italienne, j’ai souvent entendu ces récits, dit Paola Catapano. Puis en 2014, en reportage à Ny-Ålesund, hameau scientifique multinational au Svalbard, où se trouve encore le mat d’arrimage de l’Italia, j’ai rencontré le chef de la base italienne qui mettait sur pied une mission pour retrouver le dirigeable.» Et de rappeler qu’aucune réelle expédition du genre n’avait jamais été lancée depuis 1928 – certes, la zone de recherches n’est libre de glace que durant quelques semaines par an, et les activités militaires étant proscrites au Svalbard, impossible pour des brise-glace d’une quelconque armée de s’y rendre. «Jadis, la propagande fasciste, qui voulait passer cette catastrophe sous silence, a aussi fait son effet. Si bien qu’il reste des zones d’ombre dans cette histoire.»
C’est ainsi que naît chez elle l’idée de fonder une association de sciences citoyennes et éducatives, PolarQuest, pour organiser des expéditions en Arctique à bord de petites plateformes respectueuses de l’environnement, avec en toile de fond, lorsque l’occasion s’y prête, la recherche du dirigeable perdu. En 2018, l’équipe part à bord du voilier Nanuq, pour mesurer les concentrations de microplastiques dans les eaux polaires, ou encore les rayons cosmiques tombant sur Terre aux très hautes latitudes. Et la traque de l’Italia? «Chou blanc sur ce premier voyage», dit Paola Catapano. Pour plusieurs raisons: la zone visée n’a pas pu être explorée à fond à cause d’une tempête annoncée, les instruments n’étaient pas entièrement adaptés.
Cette année, l’équipe a redoublé d’efforts pour tenter d’y arriver. La navigation se fait à bord du Best Explorer, premier voilier italien à avoir fait le tour de l’Arctique par les passages marins. Le géographe Gianluca Casagrande, de l’Université européenne de Rome, a procédé à de savants calculs pour cerner au mieux la zone de recherche: «En l’air dans l’Italia, puis à terre après l’accident, Nobile a fait moult mesures scientifiques, du vent, de la météo. Et nous possédons les témoignages de membres d’équipage décrivant une colonne de fumée à 20-30 km d’eux, possible lieu du crash de l’enveloppe. Nous avons recoupé toutes ces informations pour, en tenant compte de la dérive du pack, cibler au mieux où celle-ci a pu couler.»
Le Swiss Polar Institute en mission
L’équipage dispose aussi de deux sonars pour reconnaître des structures inhabituelles au fond de l’eau, «telles que le squelette du dirigeable et, disposés à espaces réguliers, ses réservoirs, ou son nez en forme de coupelle», dit Gianluca Casagrande, autour d’une bière au seul bar de Longyearbyen. «Ces sonars multifaisceaux, à balayage tridimensionnel jusqu’à 400 m, s’améliorent d’année en année, complète Dominik Palgan, océanographe de l’Université de Gdansk, dépêché spécialement. En 2018, il n’y avait pas d’experts de bathymétrie à bord. Ma présence va être précieuse pour calibrer les instruments, lire les éventuelles données parfois complexes et affiner les observations.» Ces travaux seront complétés par l’utilisation d’un drone sous-marin filoguidé, nommé Jacques – l’histoire ne dit pas si c’est en référence à Cousteau.
Comme en 2018, la traque de l’Italia se fera en trame de fond d’autres recherches scientifiques, «qui justifient cette nouvelle expédition et bénéficieront de l’unicité d’utiliser un voilier (par rapport aux gros navires), en termes d’accès aux eaux côtières peu profondes ou de souplesse d’organisation». Cette année, Christel Hassler, biochimiste affiliée au Swiss Polar Institute, ainsi qu’Elias Meier, étudiant en sciences de l’environnement à l’EPF de Zurich, font partie des moussaillons.
Leur intérêt? «Prélever des échantillons d’eau, en surface et jusqu’à 100 mètres de profondeur, dans un fjord reculé se terminant par un glacier, afin d’observer comment la dynamique complexe de mélange des eaux (de surface, de profondeur venant du large, d’eau douce issue de la fonte de la glace), influence la biodiversité des micro-organismes marins, dont un grand nombre est probablement encore inconnu», dit la scientifique suisse. Ceux-ci seront étudiés à l’aide de la méthode dite de l’«ADN environnemental». En deux mots, l’idée est de séquencer, à l’aide d’analyseurs rapides, le code génétique de tous les organismes trouvés dans chaque litre d’eau prélevé. De tels instruments sont devenus si puissants et compacts qu’il est désormais imaginable, à l’avenir, de les embarquer sur des petits navires, tels des voiliers, pour faire de telles analyses in situ, en un nombre bien plus grand qu’en prélevant des échantillons à rapporter sur le continent pour les exploiter.
Etablir un profil des fonds marins
Dans la cale du Best Explorer également, une expérience de l’Université de Genève visant à mesurer au quotidien les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à hautes latitudes. Ou encore des drones servant à établir une cartographie 3D de ces régions polaires souvent mal connues, avec la possibilité de quantifier les débris de plastique s’y échouant. Et les sonars de Dominik Palgan établiront aussi un profil de fonds marins encore non répertoriés, ainsi que des mesures, dans l’eau, des poches de méthane (un fort gaz à effet de serre) s’échappant des sédiments.
Mais ce sont bien d’autres révélations faites par ces hydrophones qu’espèrent les membres de PolarQuest. Les chances de retrouver l’Italia? «Non nulles! glisse modestement Gianluca Casagrande. Pour autant que la glace nous laisse accéder à la zone.» Alors qu’en 2018 la mer était libre, cette année, le pack est encore très dense.
S’il arrive sur place, durant ces prochains jours, l’équipage aura les yeux rivés sur les écrans du sonar. «Si un jour l’on retrouve le dirigeable à l’endroit que nous avons ciblé, cela signifiera que la réputation de Nobile pourrait être définitivement modifiée, conclut Paola Catapano. Car même dans le tumulte de l’accident, le colonel avait livré des estimations précises quant à l’endroit possible du crash de l’enveloppe, pour tenter de sauver en premier ses compagnons. Or ces indications n’avaient pas été écoutées par le gouvernement italien de l’époque.»