Konrad Steffen, au Swiss Camp en mai 2013
HEIDI.NEWS || Ce mardi matin 11 août 2020, mon espresso avait une immense amertume. Son odeur a fait flotter le souvenir de ces cafés bien tassés dégustés par -20°C au milieu du Groenland, au SwissCamp, avec celui gérait là-bas cette base logistique, Konrad Steffen. Pour le directeur de l’Institut WSL de recherches sur la neige, les forêts et le paysage à Birmensdorf, «Koni» – comme finissaient par l’appeler tous ceux qui avaient partagé avec lui un tel moment –, les gorgées d’arabica étaient autant d’instants incontournables rythmant ses journées. A tel point que ses étudiants prétendaient que ce breuvage coulait dans ses veines, cinq heures de sommeil suffisant à maintenir vaillant et dynamique ce scientifique engagé. Lundi soir 10 août, Konrad Steffen a été déclaré disparu lors d’une expédition sur la calotte polaire le 8 août, non loin de son Swiss Camp – aucun détail sur les circonstances exactes de l’accident n’a été confirmé pour l’heure.
Ce campement de trois tentes semi-cylindriques rouges avait été installé en 1990 par une équipe de l’ETH Zurich, dont faisait partie Konrad Steffen. Les glaciologues voulaient y étudier les transferts de chaleur entre la glace et l’atmosphère à la «ligne d’équilibre», cette courbe de niveau où les précipitations hivernales compensent la fonte estivale. A l’époque, elle se situait à 70 km d’Ilulissat, gros bourg de la côte ouest du Groenland. Trois ans plus tard, le camp devait être démonté. Mais il était fermement ancré dans la glace. Konrad Steffen, alors établi depuis peu au CIRES à Boulder, l’un des plus un important centre de recherches environnementales des Etats-Unis, propose à sa hiérarchie de le racheter pour 1 dollar symbolique. «Ils ont accepté, sans savoir ce qu’allait leur coûter l’exploitation future du lieu», expliquait-il en 2008, encore fier de cette affaire. Car si Konrad Steffen avait une qualité principale, c’est de très bien sentir la direction que prend le vent de la science et de la recherche, en fonction des contingences du moment.
Depuis, il y retournait deux fois par an – une condition qu’il a imposée pour accepter tous les postes qu’on lui a proposés depuis, comme directeur du CIRES puis du WSL (en 2012) ou comme professeur à l’ETH Zurich et à l’EPFL. En mai, alors que la calotte n’est encore qu’une vaste plaine de neige. Et en août, quand elle n’est que flaques bleues, chenaux profonds et puits avalant des centaines de litres d’eaux de fonte, appelés «moulins». Car en 30 ans, la «fameuse ligne» s’est retirée de plusieurs centaines de mètres vers le sommet de la calotte, à cause du réchauffement climatique. Depuis quelques années, le SwissCamp est ainsi devenu un balcon privilégié pour observer les phénomènes qui gouvernent l’évolution de la cryosphère. A plusieurs reprises, Koni y a d’ailleurs invité diverses personnalités, comme Nancy Pelosi, alors speaker de la Chambre des représentants du Congrès américains, ou en 2017 Doris Leuthard, présidente de la Confédération, pour leur montrer l’ampleur du phénomène. L’homme possédait une façon rare et aussi enthousiasmante que sérieuse de transmettre la science, ce qui lui a valu d’obtenir l’oreille de nombres de décideurs et politiciens, Al Gore étant probablement le plus célèbre.
Mon premier reportage là-bas, en 2008, m’a permis de découvrir, derrière un flegme et un sérieux dont il aimait aussi jouer, un Konrad Steffen blagueur et adepte du second degré. Notamment lorsque, me parlant de la vie au SwissCamp, il me présenta son «sauna» (en fait, le couloir en bois reliant les trois tentes et dans lequel peut être poussé «à fond» un vieux brûleur à gaz), les ustensiles de cuisines (dont une machine à pain et… une sorbetière), ou les tentes pyramidales à l’aspect vieillot dans lesquelles nous allions dormir par -40°C: «Des reproductions de celles qu’a utilisées Robert Scott dans son expédition vers le pôle Sud en 1912.» A priori pas très encourageant, quand on sait que l’explorateur britannique y a laissé sa peau… Mais, bien emmitouflé dans un sac de couchage spécial, la nuit passa d’un trait. Et cela sans évoquer l’incongruité des repas cuisinés: sushis, filets mignons en sauce, queues de homard, fondues… le seul vrai confort que s’offraient Koni et ses équipes dans ces endroits inhospitaliers.
Le soir (soit très, très tard, vu la latitude très élevée du lieux), les mêmes espressos donnaient l’occasion d’évoquer les périples de celui qui avait passé, depuis presque 40 ans, tous ses étés dans l’Arctique. Comme cette nuit où il s’est retrouvé avec une jambe cassée dans le blizzard suite à un accident de motoneige. Douze à attendre les secours. Et la lettre à celle qui allait devenir sa femme qui avait été écrite.
Lors de mon second séjour, en 2013, la science avait largement pris le dessus lors de nos discussions, le phénomène du réchauffement climatique étant désormais omniprésent. «Tous les phénomènes sont exacerbés dans l’Arctique. Si la température moyenne du globe augmente de 2°C, dans l’Arctique elle grimpe de 6°C», résumait-il alors. Avec des conséquences inquiétantes, comme une élévation du niveau des mers d’un mètre au moins, selon le chercheur. Or la contribution des calottes arctique et antarctique, ainsi que la dynamique de leur fonte, étaient encore mal connue. C’est pour cette raison que, tôt, Konrad Steffen a installé sur les glaces du vaste Groenland un réseau de dizaines de stations météo. Il retournait chaque année réparer leurs instruments, méticuleusement, avec une abnégation hors norme. En témoignent les heures d’avion à patins ou de motoneige endurées au départ du SwissCamp pour des virées à chaque fois non sans danger, auxquelles j’ai pu prendre part. Un travail de fourmi et de longue haleine qui porte aujourd’hui ses fruits: les données recueillies par ce réseau offrent une évolution temporelle extrêmement précises de la fonte du Groenland, servant aujourd’hui de base aux modèles les plus avancés et étant incluses dans les documents du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC); Konrad Steffen était l’un des auteurs principaux du dernier rapport sur les océans et la cryosphère. Le chercheur a aussi participé activement à la conception de l’important programme Global Climate Observing System (GCOS) de l’Organisation météorologique mondiale.
Intègre, fin et malin, capitalisant sur sa notoriété internationale, Konrad Steffen ne refusait pas les projecteurs et les micros que lui offrait la presse. Avec sa chapka et sa barbe fournie qui gelait au moindre coup de vent nordique, il exploitait à merveille son image de Davy Crockett des glaces, le magazine américain Popular Science le surnommant même en 2007 «Prophète du réchauffement climatique». Il ne rechignait pas non plus aux honneurs, petits ou grands. Comme pour ce repas, dans le cadre d’un article-portrait pour le Temps, où c’est l’invité du journaliste qui pouvait déterminer le restaurant; nous nous sommes retrouvés au Schweizerhof de Zurich.
C’est ainsi aussi qu’il accepte rapidement la proposition qui lui est faite, en 2012, de rentrer en Suisse depuis Boulder, et de venir diriger le WSL. Puis l’an dernier, de remettre le couvert jusqu’en 2021, malgré ses 67 ans, alors que la fusion du WSL et de l’institution-sœur Eawag consacrée à la recherche sur l’eau a été dévoilée – ce qui ne lui a pas créé que des amis. Mais cette mentalité de premier de classe, il disait aussi l’utiliser comme outil d’encouragement envers ses collègues: «Le WSL possède des trésors cachés: des mesures climatiques, écologiques, forestières sur de longues périodes. Je souhaite rendre ces données et ces recherches plus disponibles, plus rapidement, de manière à inciter les chercheurs du WSL à encore davantage collaborer, pour qu’ils gagnent le devant de la scène scientifique», déclarait-il en 2013.
Franc, crédible et engagé, Konrad Steffen l’était aussi envers les politiciens, qu’il ne ménageait pas, même s’il le faisait toujours très subtilement: «L’«effet Greta» n’est pas anodin sur les politiciens. Mais j’attends maintenant plus de courage civil de leur part. Comme notre président Simonetta Sommaruga l’a dit lors du World Economic Forum: ‘Le monde est en feu’. J’espère maintenant des mesures de suivi», déclarait en janvier 2020 dans un interview à Heidi.news, celui qui disait être de plus en plus convaincu que, plutôt que de s’atermoyer sur les grands accords internationaux pour lutter contre le réchauffement, il faut désormais agir au niveau local (villes, Etats) et miser aussi sur les stratégies d’adaptation.
Parmi ses collègues, étrangers mais surtout suisses, on relève aujourd’hui son dévouement incommensurable pour la recherche polaire, et l’inspiration qu’il a suscitée pour beaucoup.
Une passion qu’il acceptait de faire rayonner dans le pays, en devenant directeur scientifique du Swiss Polar Institute basé à l’EPFL, en popularisant le concept de «3e pôle» (la cryosphère alpine), ou en plaidant, en 2013, pour que la Suisse s’engage en Antarctique comme partenaire de la base belge Princess Elizabeth. C’est d’ailleurs avec le concepteur de cette dernière, l’aventurier et fondateur de la Fondation Polaire Internationale Alain Hubert, que Konrad Steffen a imaginé le dernier projet auquel il disait vouloir collaborer: construire sur le continent blanc une nouvelle station de recherche autonome en énergie nommée «Andromeda».
Pour «vendre» ce projet, Koni avait actionné son réseau, faisant venir début janvier 2020 au Cap, en Afrique du Sud, ses amis les plus influents, parmi lesquels Al Gore qui, en aparté d’un interview puis publiquement, n’a pas manqué de souligner l’importance du travail scientifique du glaciologue zurichois. Pour Heidi.news, j’ai eu la chance de faire partie de ce voyage, qui n’ira malheureusement pas jusqu’en Antarctique, à cause d’une météo capricieuse sur place empêchant tout atterrissage sur la glace. Mais j’ai à nouveau pu partager l’enthousiasme sans cesse renouvelé de Koni pour les régions polaires. Il me précisait son envie de faire de la station «Andromeda» la première université en Antarctique, pouvant accueillir 30 à 40 étudiants, de degré Master ou doctorat (PhD), pour quelques mois, avec l’objectif que leur séjour soit validé par des crédits d’études internationaux, tels ceux nécessaires dans nombres d’universités, américaines notamment. Au Svalbard, l’université internationale qui s’y trouve et est dédiée à l’Arctique fonctionne déjà ainsi, servant de modèle académique à Andromeda. Et le directeur du Swiss Polar Institute de préciser jadis: «L’enseignement, incluant du mentorat, sera aussi théorique que pratique, puisqu’il impliquera aussi que les étudiants fassent fonctionner la station, dans toute son autonomie et sa complexité technologique.»
Le 8 janvier 2020, dans le port populaire du Cap, autour d’un fade «americano» cette fois, Konrad Steffen me confiait ses démarches pour pérenniser ce qu’il avait mis sur pied durant ces trois dernières décennies, de la formation des étudiants «in the field» (à Andromeda, donc) au renforcement de la recherche polaire en Suisse, de la reconduction (espérée) de sa chaire de climatologie à l’ETHZ après son départ à la retraite en 2021 à la reprise de son réseau de stations météo au Groenland par les scientifiques danois (c’est d’ailleurs avec eux et pour cette raison, notamment, qu’il était là-bas la semaine dernière). Et de glisser, entre deux gorgées de café: «Ce domaine de recherche est trop important. Et j’espère que ma contribution, aussi minime soit-elle face à l’ampleur de la tâche, pourra perdurer et être utile.»
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