LE TEMPS || Outre son tour du monde par escales, l’aventure Solar Impulse veut convaincre que les technologies propres pour construire un futur plus durable existent; ne resterait qu’à les utiliser. La ville du futur Masdar City, près d’Abu Dhabi, d’où décollera l’avion suisse le 1er mars 2015, devait suivre cette maxime. Que reste-t-il de ce rêve urbanistique lancé en 2006?
Ils apparaissent tel un mirage dans les sables du Golfe. Quelques bâtiments futuristes jaunes et argentés, des façades ocre «brodées», un phare métallique triangulaire, des panneaux photovoltaïques à perte de vue. On arrive à Masdar City par des boulevards déserts. On vient dans cette oasis moderne depuis Abu Dhabi, à 30 km, pour beaucoup comme l’on va à Disneyland – avec en main une carte des «attractions».
C’est aussi depuis la capitale des Emirats arabes unis (EAU) que l’avion Solar Impulse doit décoller le 1er mars pour son tour du monde. Ses concepteurs Bertrand Piccard et André Borschberg y ont été invités par les émirs et sponsorisés par Masdar, société qui gère la ville éponyme. Les deux pilotes ne cessent de le rappeler: leur aventure servira aussi à clamer qu’existent déjà les technologies propres pour développer, partout, un avenir «vert». Il suffit de les appliquer. En théorie. Car la pratique se vit, le «reality check» se fait justement à Masdar City, qui devait suivre cette maxime. Un bourg vu par certains comme les prémices prometteuses d’une urbanité durable – Masdar signifie «la source». Une erreur de vision pour d’autres, tant cette éco-cité est (encore) loin de ressembler aux plans avant-gardistes dévoilés en 2006.
L’ambition était immense: ériger une ville «zéro carbone», produisant même des énergies renouvelables, et ne générant aucun déchet non recyclable. «Cette vision a été lancée par la famille régnante d’Abu Dhabi, évangélise dans le minibus Chris Wan, chef du design de Masdar. Le fondateur des EAU, feu le cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyane, n’a cessé de demander à son peuple de respecter l’environnement.» Celui que ce dernier nomme «le sage des Arabes» a aussi rendu son pays prospère en faisant jaillir du désert raffineries et usines de dessalement d’eau; l’empreinte écologique par habitant (25 tonnes de carbone par an) est la troisième du monde. Or, dans les années 2000, les Emiratis notent que leurs réserves de gaz et de pétrole seront épuisées d’ici à 150 ans. Ils décident de miser sur les énergies renouvelables et leur expérimentation. Masdar City, devisée à 22 milliards de dollars, sera la vitrine de cette volonté. Une manière pour Abu Dhabi de se démarquer de Dubaï, ville de finances et des affaires, dit un économiste suisse installé sur place qui veut rester anonyme.
L’éco-cité de 6 km2, dessinée par le cabinet d’architecture de Norman Foster, devait être achevée en dix ans. Autonome en énergie, lieu de vie et d’activités technologiques – l’objectif était d’attirer 1500 multinationales et start-up –, la ville devait accueillir 50 000 habitants et 40 000 pendulaires d’ici à 2020.
Dès 2008, le cœur du projet est érigé: une quinzaine d’édifices hébergeant le Masdar Institute ainsi que des logements pour ses 500 étudiants. Dans les rues, aucun bruit. Toutes sont piétonnes, un concept assumé. Qui permet aux bâtiments d’être très rapprochés et de se faire mutuellement de l’ombre. «Tout a été longuement étudié», détaille Chris Wan: murs absorbant peu la chaleur, donc ne la rediffusant que peu le soir; surfaces de fenêtres réduites et couvertes de persiennes fixes ou mobiles et automatiques; rues orientées dans le sens du vent; installation sur la place centrale d’une vision moderne de la tour à vent – le «phare» –, un dispositif inventé par les Perses permettant de capter les airs circulant au-dessus de la ville et de les rediriger vers le sol. «Si bien qu’en été, lorsqu’il fait 45 °C dans les rues d’Abu Dhabi, la température ressentie en fait bien dix de moins à Masdar», assure Stephen Severance, responsable du développement.
Dedans, tout a été pensé pour réduire la consommation d’énergie et d’eau, des détecteurs de mouvements à l’optimisation groupée des divers réseaux électro-énergétiques. «De quoi faire des économies de 30 à 40% par rapport aux bâtiments usuels, où la climatisation est très énergivore», dit Chris Wan.
Mais en 2008 survient aussi la crise financière. Abu Dhabi devant aider financièrement Dubaï, tous ses budgets sont revus. Celui de Masdar City est ramené à 18 milliards et la date d’achèvement repoussée à 2025, au plus tôt: le marché de l’immobilier s’effondre, aucun îlot résidentiel ne sort de terre. Personne ne souhaite plus venir habiter dans cette ville-concept, qui plus est proche de l’aéroport.
Les sociétés internationales espérées ne répondent pas à l’appel. Les start-up non plus. «Pourquoi délocaliser à Abu Dhabi? Il n’y avait jadis que peu de personnel qualifié. Et aucun incitatif pour lancer des start-up», admet Bruce Ferguson, professeur au Masdar Institute. La Suisse, qui prévoyait d’y construire un «business hub» écologique pour entreprises, renonce aussi.
D’autres problèmes plus techniques surgissent. Les systèmes photovoltaïques sont réévalués: au lieu d’équiper discrètement les toits selon un procédé complexe, on se résout à construire un parc de panneaux aux abords de la ville. Las, ceux-ci manquent d’efficacité: la poussière du désert les recouvre. «Et à cause de la brumaille blanchâtre qui emplit l’air, l’irradiance solaire est 20% en dessous des valeurs attendues, dit Matteo Chiesa, professeur de nanotechnologies. Du coup, l’énergie solaire coûte plus cher…» Les circuits de dessalement de l’eau qui devaient utiliser ce courant vert sont redimensionnés. L’économiste suisse voit une autre raison à la lenteur du développement: «Comme avec d’autres projets qui tardent, ceux qui les financent, ici, finissent par se lasser, comme avec un jouet.»
Ces années difficiles servent aux responsables de Masdar City à se remettre en question, à ancrer l’utopie dans la réalité. On positive: «Nous avançons moins vite que prévu, admet Stephen Severance. Mais comme pour aller sur la lune, une fois le but fixé, qu’est-ce que cela aurait changé s’il n’avait été atteint qu’en 1975, et non en 1969? L’important est que nous édifions la première ville durable en milieu difficile. La crise nous a peut-être rendu service: sans elle, nous aurions construit massivement, mais ce qu’il y a de moins durable au monde: des immeubles restés vides.»
La stratégie immobilière est alors révisée. L’on ne spécule plus; le chantier d’un nouveau bâtiment n’est lancé qu’après avoir trouvé 80% des fonds d’investissement. «Cela rend les démarches plus difficiles pour convaincre des clients intéressés, admet Chris Wan. Mais l’avantage pour des firmes déplaçant des centaines de personnes, comme Siemens, est de participer au design du bâtiment pour qu’il satisfasse leurs besoins.» Avec l’Agence internationale des énergies renouvelables (Irena), qui a fait ériger son siège à quelques encablures, la société allemande est l’une des premières à s’être établie dans l’éco-cité – contre l’obtention de juteux contrats dans le pays, analysent les observateurs. Selon Chris Wan, il y aurait «quelques projets similaires en route».
Après avoir embauché à tour de bras des chercheurs étrangers, le Masdar Institute, mis sur pied en collaboration avec le Massachusetts Institute of Technology de Boston, acquiert ses lettres de noblesse. «Les premiers étudiants sortent avec un diplôme validé par les deux écoles», dit Ken Volk, chargé des relations publiques. «Des structures d’investissement favorisent l’éclosion de start-up, déjà au nombre de quatre», ajoute Bruce Ferguson.
Ce pragmatisme déteint aussi sur d’autres volets qui donnaient précisément à Masdar City son lustre futuriste. La cité devait être construite sur pilotis, pour faire naviguer en sous-sol des navettes autoguidées sur un rail magnétique; ce système existe encore dans son format de démonstration – le tour de deux minutes est sympathique – mais, trop contraignant, il ne sera probablement pas étendu. Lui seront préférés de simples véhicules électriques.
Autre exemple: il était prévu de suivre dans le détail la consommation énergétique de chaque habitant – notion appelée «empreinte carbone personnalisée». «On en est revenu, pour des raisons éthiques», dit Andreas Henschel, professeur d’informatique allemand. Son collègue Matteo Chiesa, lui, continue de penser qu’une ville à construire de novo aurait été une «occasion fantastique» de tester ce concept.
Désormais, on assure que «sous peu vont être bâtis les premiers locatifs, 500 appartements, des écoles et des supermarchés», dit Chris Wan. Histoire d’enfin donner raison à Jean-Jacques Rousseau, selon qui si «les maisons font les villes, les citoyens font la cité». «On va pouvoir étudier les aspects comportementaux et le tissu social liés à ce genre d’éco-cité. Et l’on sort là du domaine unique de l’environnement construit: il faudra travailler avec les services d’utilité publique, les législateurs, la municipalité. Le plus ardu est d’accorder la compréhension des gens, à tous les niveaux, avec ce que l’on entend par viabilité durable.» Montrant des enfants jouant dans une fontaine, Stephen Severance tient un discours rodé: «Les habitants d’Abu Dhabi en congé viennent ici comme dans un lieu touristique, car l’atmosphère est légère, les restaurants particuliers. C’est le mode de vie qu’on veut promouvoir.» Tous souhaitent que cette éco-cité ne soit plus vue comme un «modèle pour le monde», mais comme un «test grandeur nature», où «certaines erreurs étaient imprévisibles», dit Bruce Ferguson, et d’où pourront être tirées des leçons utiles ailleurs. D’ici à 2050, le nombre de personnes vivant en milieu urbain passera de 3,6 à 6,3 milliards, et il s’agira de construire partout des quartiers de manière aussi dense et durable que possible.
Masdar City, mirage de ces «cleantechs» si prêtes à l’emploi, ou bourgeon d’oasis «verte» dans le désert? Non loin de là, dans la tente qui sert de hangar à Solar Impulse, Bertrand Piccard, fervent supporter de cette aventure urbaine, résume un avis souvent entendu: «Les pères de Masdar ont placé tôt la barre très haut. On ne peut pas leur reprocher de ne pas l’avoir atteinte en neuf ans seulement. Les choses impossibles prennent un peu de temps. Ici, les Emiratis ont assez de pétrole pour trois générations. Malgré cela, ils investissent du temps, de l’argent et leur réputation dans le projet.»
Le sceptique économiste suisse admet lui aussi que, même si tout Abu Dhabi se veut attentiste au sujet de Masdar City, le projet dans son entier a le mérite d’être plus qu’une devanture écologique: la société Masdar, qui gère la ville, possède aussi d’autres entités qui investissent dans des projets d’énergies renouvelables, dans le Golfe ou à l’étranger. Mieux, les chiffres avancés par le gouvernement lors du World Future Energy Summit d’Abu Dhabi étonnent: 100 milliards de dollars devraient être investis d’ici à 2020 dans les technologies énergétiques non émettrices de CO2.
Rencontré dans les allées de cette gigantesque foire, où il est venu faire vivre son entreprise Energy8, qui aide à planifier des solutions d’efficacité énergétique dans les villes émergentes, Olivier Andres abonde: «Certes, à Masdar, la réalité a rattrapé le rêve. Mais sans l’étincelle de l’utopie, on n’avance pas.»
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