Le directoire du Human Brain Project avalise les changements proposés par des groupes d’experts. L’EPFL perd son leadership, au profit d’une nouvelle organisation européenne à créer
«L’on pourra considérer que la médiation est un succès si les recommandations que nous proposons sont appliquées», expliquait le 6 mars au Temps Wolfgang Marquardt, le médiateur nommé dans la crise qui secoue le Human Brain Project (HBP). Reçu cinq sur cinq: jeudi, le directoire de ce vaste projet européen d’étude du cerveau humain, pour l’instant encore géré par l’EPFL, a approuvé tous ses conseils lors d’une réunion à Paris. Une décision qui préfigure des chamboulements à divers niveaux dans cette initiative scientifique budgétée à 1,2 milliard d’euros, qui a fait l’objet de vives critiques au sein de la communauté des neurosciences depuis sa proposition. La plus virulente de ces diatribes a porté sur l’ambition affichée de vouloir simuler le fonctionnement du cerveau sur un superordinateur.
Cette bagarre idéologique a connu son paroxysme au printemps 2014, quelque 750 chercheurs signant alors une lettre à la Commission européenne (qui avait sélectionné le HBP en 2013) pour décrier justement les visions scientifiques du projet et dénoncer des abus d’autorité dans sa gouvernance; peu avant, le comité exécutif du HBP avait en effet exclu du pot de financement de base assuré par l’UE la plupart des projets de neurosciences fondamentales.
Suite à cette pétition, deux gremiums ont évalué la situation. Le premier – un comité devant de toute manière expertiser annuellement le projet – a proposé diverses réformes en février 2015: modifier les modes de gouvernance pour rendre les décisions plus équitables et transparentes, mieux articuler les objectifs scientifiques, réintégrer les projets de neurosciences de base, et développer concrètement les infrastructures informatiques promises pour les sciences du cerveau.
Le second groupe était constitué de 27 scientifiques, mobilisés par le médiateur allemand Wolfgang Marquardt, nommé en septembre 2014. Il a, dans les grandes lignes, abouti aux mêmes recommandations que le panel d’experts européens, qu’il a détaillées et élargies(lire LT du 10.03.2015).
La première porte sur la nécessité, pour que le projet reste pérenne au-delà des dix ans qui ont été initialement prévus, de mettre sur pied une institution européenne apte à le gérer. Celle-ci ressemblerait au CERN, à l’Agence spatiale européenne (ESA) ou au Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL); une organisation dans laquelle les diverses hautes écoles impliquées dans le HBP seraient représentées, dont l’EPFL, qui perd ainsi son leadership unique jusque-là.
Concernant la gouvernance, le comité de médiation invite aussi les dirigeants du HBP à établir un organigramme beaucoup plus clair et structuré, comprenant diverse instances décidant respectivement des questions administratives et politiques, financières ou scientifiques, ainsi qu’une entité vérifiant le respect de cette répartition. A cet égard aussi, le directoire du HBP a déjà pris les devants, dissolvant à fin janvier le triumvirat contesté qui formait le Comité exécutif (incluant Henry Markram, le charismatique initiateur du projet).
Du côté des visions scientifiques aussi, des changements sont demandés. Essentiellement par la réintégration au cœur du HBP de volets dédiés aux neurosciences cognitives de base (incluant notamment des recherches sur les animaux, rongeurs et primates). De plus, cette réintroduction doit s’opérer de manière transversale dans les divers sous-projets du HBP. «On y travaille depuis des semaines», dit Philippe Gillet, vice-président de l’EPFL et président du directoire du HBP, qui corrige: «Je parle plutôt de renforcement que de réintroduction, tant il y a toujours eu des neuroscientifiques dans le projet.» Ces changements toucheront-ils les activités scientifiques qui devraient être menées sur le site du Campus Biotech, à Genève, où s’est installé le HBP en décembre 2014? «Aucunement», assure Philippe Gillet.
Enfin, le comité de médiation recommande d’améliorer et de rendre plus réaliste la communication autour du projet, dans les milieux scientifiques mais aussi auprès du grand public, en évitant de recourir à des promesses intenables.
Au final, toutes les recommandations ont été acceptées, à l’unanimité. Constituent-elles un désaveu de la manière dont le projet a été pensé et géré jusque-là? Philippe Gillet estime que non: «Nous avions déjà cette étape de changement de gouvernance dans nos têtes, pour aider des scientifiques qui ne sont pas habitués à construire de tels projets. Il fallait passer de la gouvernance d’un projet par une institution nationale, indispensable et requise pour le processus de sélection européen, à une gouvernance institutionnelle plus large. Nous avons d’ailleurs déjà créé un groupe de travail visant à établir cette organisation européenne, qui comprend des anciens et actuels responsables d’entités scientifiques européennes»; selon nos informations, le directeur général de l’ESA sur le départ, le Français Jean-Jacques Dordain, pourrait en être.
Et concernant les critiques au niveau scientifique? «C’est inhérent à la science que des propositions de recherches inédites et risquées suscitent le débat. Mais il faut prendre des risques pour faire avancer les savoirs. Par ailleurs, la recherche sur le cerveau n’appartient pas qu’aux neurosciences. Avec le HBP, nous voulons montrer l’impact que peuvent avoir d’autres disciplines [comme les technologies informatiques] dans ce domaine.»
Du côté de ceux qui avaient initié la fronde et préparé la lettre ouverte à la Commission européenne, on se dit «très satisfaits que toutes nos critiques, émises d’ailleurs depuis deux ans, aient été entendues», dit Alexandre Pouget, qui regrette même un peu que la communauté des neuroscientifiques qu’il représente ne se soit pas manifestée plus tôt. «Les changements annoncés sont positifs.» Le professeur de neurosciences à l’Université de Genève reste pourtant un peu méfiant.
Le rapport du médiateur contient en effet des recommandations mais aussi des observations, sur divers sous-projets du HBP. Un exemple? Le rapport indique que, selon les membres du comité de médiation, «les connaissances sont encore trop limitées pour permettre une simulation bottom-up crédible de plusieurs aspects de la fonctionnalité du cerveau». Or, «si les recommandations vont bel et bien être suivies, comme annoncé jeudi, nous nous demandons comment ce genre d’observations sera pris en compte. Si elles ne le sont pas, le récent exercice de remise en question risque d’être vain», dit Alexandre Pouget. «Ces observations correspondent à des appréciations de certaines personnes, rétorque Philippe Gillet. Aujourd’hui, personne ne peut affirmer qu’il est absolument impossible de simuler le cerveau!»
Cette vaste réforme doit encore être validée par la Commission européenne. La phase opérationnelle du projet devrait commencer en avril 2016. «Désormais, il faut laisser les scientifiques travailler», dit Philippe Gillet.