Les pilotes de Solar Impulse 2 emporteront dans leur avion solaire autour du monde le drapeau de l’Explorers Club. Cette institution américaine centenaire tente de maintenir vivante, voire de redéfinir la notion d’«exploration»
Si l’équipe de Solar Impulse réussit son tour du monde à l’énergie solaire, qui débute ce 3 mars, cette grande histoire en alimentera une autre, plus petite mais plus ancienne: celle de l’Explorers Club. Les pilotes de l’avion solaire emporteront l’un des fanions de cette organisation d’aventuriers américaine, que ceux-ci se transmettent avant de partir découvrir ce qui peut l’être encore sur la Terre.
«Mon grand-père Auguste et mon père Jacques avaient leur carte à l’Explorers Club, je les ai retrouvées dans nos archives. Alors pourquoi pas moi?» dit Bertrand Piccard, membre depuis quinze ans. Et d’expliquer que son envie de devenir explorateur lui est venue en juillet 1969: «J’avais 12 ans. Mon grand-père venait d’embarquer sur le mésoscaphe Ben Franklin pour étudier le Gulf Stream le long des côtes américaines. Peu après, j’ai assisté au décollage d’Apollo 11 – direction la Lune. L’événement le plus spectaculaire de l’humanité.» Ces prochaines semaines, avec son compère André Borschberg, c’est peut-être lui qui aura l’occasion de noircir de lignes supplémentaires les archives de la vénérable institution sise à New York depuis plus d’un siècle.
C’est en mai 1904 qu’un groupe d’Américains passionnés d’aventures fondent l’Explorers Club, pour promouvoir leurs activités. A l’époque, la Terre était loin d’avoir livré tous ses recoins aux investigations de l’homme. Et les expéditions coûtaient cher. Le club organise d’abord des séances de discussion entre les explorateurs rentrant du terrain et des scientifiques. Ces rencontres donnent ensuite naissance, dans les années 1930 et 1940, à des conférences publiques qui permettent d’intéresser des mécènes avides de découvertes par procuration.
A l’époque, faire partie de l’Explorers Club est incontournable pour qui revendique un tel statut. C’est le cas notamment du Norvégien Roald Amundsen (qui atteint le premier le Pôle Sud le 14 décembre 1911), de l’Anglo-Irlandais Ernest Shackleton (l’un des principaux explorateurs de l’Antarctique), de Charles Lindbergh (premier à relier New York à Paris entre le 20 et le 21 mai 1927) ou encore des anciens présidents américains Théodore Roosevelt ou Franklin D. Roosevelt. Autant dire que détenir une carte du club allait de pair avec l’assurance d’avoir une certaine influence dans les hautes sphères.
L’une des traditions de cette association consiste, pour ses membres, à prendre avec eux sur les lieux de leurs exploits un drapeau emblématique qui, «entre le rouge du courage et le bleu de la fidélité présente les initiales du club et une rose des vents, symbolisant la globalité des intérêts de l’organisation», précise son site. Il y a actuellement 202 de ces drapeaux, certains ayant été perdus ou retirés et placardés. Mais tous portent leur propre histoire et leurs anecdotes. Pour la mémoire commune, on peut mentionner les bannières qui, en format miniature, ont été sur la Lune (à bord d’Apollo 11) ou au sommet de l’Everest. Et pour les potins, Alan Nichols, actuel président de l’Explorers Club, n’est pas avare en exemples: «Lorsque le cinéaste James Cameron descendit dans la fosse des Mariannes le 26 mars 2012, son submersible était si petit qu’il n’avait pas d’endroit où placer l’étendard: il s’est assis dessus! Une vraie désacralisation de l’objet», rigole-t-il. Mais à moitié seulement.
Car depuis les années 1970, la Terre ayant cette fois été visitée sous quasi tous ses plis, l’Explorers Club perd de son lustre, se voit reprocher son image phallocrate; la première femme est admise en 1981. «Il faut lui redonner son côté mythique par, à nouveau, l’accomplissement de «premières», comme notre tour du monde», glisse Bertrand Piccard.
L’organisation souffre aussi de ses luttes de pouvoir intestines – mais celles-ci ont existé depuis sa création. Aujourd’hui, le club compte 3000 membres, surtout aux Etats-Unis, et table sur un budget de 1,5 millions de dollars, dont un gros dixième dédié au soutien d’expéditions. Loin des montants importants qu’accordent d’autres organisations, telle la National Geographic Society. Porter le drapeau emblématique semble par contre rester couru et honorifique. Même si la notion d’exploration elle-même a évolué depuis la mise au grand jour d’autres terres ou l’accession à l’ensemble des sommets mythiques.
«La condition pour obtenir un drapeau pour une expédition est de prouver que celle-ci va enrichir les connaissances scientifiques, le savoir commun de l’humanité», dit Alan Nichols. En quoi Solar Impulse satisfait-il cet impératif? «Cette équipe a permis le développement de nouveaux matériaux, appliqués à l’avion, et élargi l’ingéniosité humaine en construisant un avion si particulier. Surtout, Solar Impulse porte un message en faveur de l’environnement et de la durabilité qui montre qu’agir dans cette voie est possible.» Ceci quand bien même le vecteur de ce message – l’avion – nécessite l’utilisation de quantités faramineuses d’énergie, d’abord pour construire l’avion avec des éléments énergivores à produire (batteries, cellules solaires, structure en carbone), pour promouvoir le projet à travers le globe, pour enfin transporter l’équipe logistique; en 2007 déjà, une étude d’analyse de cycle de vie menée par l’EPFL a additionné tous ces paramètres et conclu que Solar Impulse accusait un bilan lourd en termes de consommation d’énergie. «Il y a parfois des côtés négatifs, c’est le yin et le yang. Tout n’est pas parfait», admet Alan Nichols, avant d’insister: «L’exploration est inutile si elle n’apporte pas de connaissances à d’autres gens. Or Solar Impulse fait un travail fantastique pour montrer l’utilité et l’efficacité des technologies propres.» «Il faut comprendre, dit Bertrand Piccard, que désormais, l’exploration doit concerner la qualité de vie de l’humanité. Cela revient à lutter contre la pauvreté, pour les droits humains, améliorer la gouvernance de la planète, favoriser la recherche médicale, le développement durable. Explorer est un état d’esprit, qui doit perdurer. C’est s’intéresser à l’inconnu, aux doutes, à d’autres manières de penser.»
«Surtout, le projet montre que l’homme est capable d’accorder de l’attention aux problèmes de son environnement, reprend Alan Nichols. C’est précieux.» De valeur, le drapeau qu’emporteront Bertrand Piccard et André Borschberg n’en a pas, si ce n’est émotionnelle, symbolique et historique. «Chaque fanion porte les mentions des expéditions précédentes qui l’ont transporté. Il est fascinant de se projeter de 50, 60, 80 ans dans le passé, d’imaginer ce qu’ont vécu les auteurs de ces aventures», s’émerveille Alan Nichols.
Celui que devront protéger les pilotes suisses porte le numéro 50. C’est le même qu’ils avaient déjà trimballé lors du vol intercontinental qui les avait menés au Maroc, à l’été 2012. Auparavant, ce drapeau aura aussi été déployé sur l’île de Pâques, dans un vol en microgravité visant à tester la chirurgie robotisée en impesanteur, ou sur les flancs du Mont-Oku, au Cameroun, où poussent des cerisiers à protéger. Coïncidence, le dernier à l’avoir eu dans les mains, selon le site du club, est un autre «Suisse», d’adoption pour le moins: le milliardaire et explorateur polaire Frederik Paulsen, patron de la société Ferring Pharmaceuticals sise à Saint-Prex, qui est parti l’an dernier arpenter les montagnes de l’Altaï, en Asie centrale.