Le directeur de l’EPFL + ECAL Lab fut journaliste scientifique mais aussi gastronomique, ainsi que véliplanchiste et freerider averti. Ce 18 janvier à Lausanne, il recevra le titre de Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres de la République française
«Allons chez Crisci, à Cossonay, le meilleur. Ou au Raisin, à Cully: on y mange aussi excellemment.» A l’heure de choisir le lieu pour ce déjeuner, comme il est d’usage, notre invité hésite. Car s’il est un monde qui n’a plus de secret pour lui, c’est celui des bonnes tables romandes; ce sera finalement le Raisin. Cette casquette de fin limier des adresses culinaires et viticoles de la région est pourtant celle sous laquelle on le connaît peut-être le moins. Mais oui, outre journaliste scientifique, responsable de la communication de l’EPFL, bras droit de son président, et actuellement directeur de l’EPFL+ECAL Lab – activités pour lesquelles il recevra le 18 janvier le titre de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française – Nicolas Henchoz, freerider, instructeur de planche à voile ou jongleur de torches en feu à ses heures, fut aussi journaliste gastronomique. Pour les plus illustres publications du genre.
«Mon père m’a transmis tôt le goût de la bonne chère et du vin et, jeune, j’ai dû faire la cuisine», raconte-t-il dans le brouhaha de la rôtisserie culliérane où grésillent déjà des gigots d’agneau de lait devant un mûr de braises. «J’ai commencé par approcher la revue Newland, pour proposer des reportages sur les sports extrêmes et la gastronomie. Il semblait bizarre, m’a-t-on dit, que la même personne assure ces deux activités.» En deux coups de cuiller à pot, il doit choisir un pseudonyme pour la seconde: Laure Essac. «Casserole, à l’envers…»
Au serveur qui vient s’enquérir de nos envies, il compose le menu. «Des filets de perches du Léman; le pêcheur Monbaron habite juste en dessous. Ensuite une côte de boeuf qui vient du boucher Nardi, à côté. Et avec cela, du chardonnay, puis du gamaret-garanoir, de l’association La Viticole de Lutry. Autant de formidables produits locaux, qu’on dédaigne parfois, pour une cuisine qui donne du sens, c’est ce que j’adore.» Du sens? «C’est la mode de définir une cuisine par une technique; on parle ainsi de cuisine moléculaire. Et certains se disent pour ou contre. Mais c’est comme être pour ou contre une couleur: c’est absurde. Une cuisine ne se vend pas par une technique, mais par les émotions, les évocations qu’elle apporte, tout en étant créative et traditionnelle.»
Ces coups de fourchette littéraires, il les a donnés en parallèle à son job de journaliste scientifique au Journal de Genève puis surtout à la TSR, profession embrassée après des études en sciences des matériaux à l’EPFL. «Je voulais voyager, justifie-t-il. Géographiquement, mais aussi socialement, dans les couches de la société: j’ai eu le privilège de rencontrer autant des dirigeants européens que des gens très pauvres, touchés par le sida.»
De ces années, il retient de son temps au journal «le plaisir d’avoir appris la musique des mots», dit-il en épongeant avec du pain la sauce au champagne; «quand c’est si bon, on doit se permettre…» Et de la télévision, «la chance de vraiment toucher tous les gens, par l’image, le côté visuel», cela même en sciences, un domaine difficile à faire entrer dans les formats courts du téléjournal. «Mais c’est possible, même pour des thématiques compliquées, si l’on se donne la peine de comprendre. La science devrait être considérée et traitée au même titre que d’autres thèmes d’actualité, tels la politique et l’économie. Or, dans les médias, elle souffre d’un faux a priori de complexité, et se retrouve confinée dans des «cases». Ce qui n’aide pas à améliorer son image…»
Cet idéal, il l’emporte avec lui lorsque Patrick Aebischer l’appelle en 2000 pour gérer la communication de l’EPFL. Même s’il déchantera ensuite: «Un service de presse devrait livrer des informations aux journalistes qui, eux, devraient contextualiser ces dernières. Mais nous observons qu’aujourd’hui les médias généralistes, à quelques rares exceptions, ne font plus ce travail de vecteurs des résultats scientifiques. Nous nous sommes donc dit qu’il fallait le faire nous-mêmes…» résume-t-il, en faisant référence à la revue de vulgarisation Reflex lancée en 2008, voire au site web de l’institution, qui ressemble furieusement à un portail d’informations online.
Mais la tâche principale qui lui est confiée se situe à un niveau plus dominant: développer la visibilité de la «marque» de l’école. «C’était facile de «vendre» l’EPFL, vu le bouillonnement intellectuel et les ambitions qui y règnent. Mais attention, la communication n’existe pas pour la seule communication: elle doit être un moyen d’attirer les meilleurs étudiants et professeurs, des partenaires industriels.»
Vu le nombre d’entreprises qui se sont installées sur le campus, voire qui subventionnent des chaires, d’aucuns reprochent souvent à l’équipe dirigeante de trop étroites connivences avec ces dernières. «C’est mal connaître l’histoire de l’EPFL, coupe Nicolas Henchoz, en faisant pareil avec sa côte de boeuf braisée. Lorsqu’elle a été créée, au XIXe siècle, l’institution avait pour mission de répondre aux défis technologiques en partenariat avec les milieux industriels. Cela perdure aujourd’hui. Certes, il faut s’assurer de ne pas confondre utilité de la démarche et utilitarisme – qui revient pour une entreprise à dire: «J’ai déjà la réponse à mon problème, mais j’ai besoin que vous me fournissiez des éléments pour la justifier». La liberté académique reste garantie, même pour les postes financés par des sociétés; sans elle, la source du transfert de technologique se tarirait. Ces entreprises permettent aussi aux étudiants de se frotter au monde industriel, et créent des emplois.»
Aujourd’hui, Nicolas Henchoz, en humant son vin rouge, se veut satisfait: «Le nombre d’étudiants est passé de 5300 en 2000 à plus de 8000 aujourd’hui. Des sommités ont rejoint l’EPFL. Quand tout se développe, le bilan est positif, même si ce n’est que de la mise en scène, le fond restant la qualité du savoir produit.» Bilan car, en 2008, il a passé la main, pour développer un projet qui lui tenait à cÅ“ur: un laboratoire qui marie la recherche en ingénierie et le design. «Une démarche inédite. Dans l’univers des ingénieurs, on investit pour créer de la performance. Mais pour que cela touche le grand public, il faut que cela devienne une expérience porteuse de sens. A l’EPFL-ECAL Lab, nous utilisons le design pour imaginer les usages des technologies émergentes, et voyons comment elles peuvent s’intégrer au mieux dans notre société.» Très vite, son laboratoire travaille de concert avec l’Ecole nationale supérieure de création industrielle (ENSCI), à Paris – ce qui lui vaut aujourd’hui, selon lui, la reconnaissance de la République française. Les projets décrochent plusieurs distinctions, notamment en 2010 au DMY International Design Festival de Berlin. «Preuve que nos réussites n’étaient pas qu’une succession de coups de chance, et que l’EPFL+ECAL Lab devient un acteur reconnu dans le processus d’innovation.»
Dernier projet en date? Cocassement, sa description se marie à merveille avec le dessert: un soufflé aux fruits de la passion qui, arrivé à notre table, avait perdu tout son bombement, devenant aussi compact qu’une crêpe… «Nous avons repris les recherches du professeur Parviz Navi sur la densification du bois, une technique qui joue sur la pression, la température pour transformer du sapin en un bois aussi dur que les bois tropicaux. Nous sommes passés des petits échantillons de recherche à de vrais objets moulés. D’ailleurs, après ce repas, je vais préparer l’envoi de ces objets au Design Museum d’Helsinki, où ils seront exposés dès le 26 janvier», se réjouit-il en savourant le nouveau dessert, gonflé à bloc cette fois, que lui a apporté le serveur. Avec les excuses du chef.
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