Fabiola Gianotti . Copyright CERN
LE TEMPS || La physicienne italienne, a été choisie pour succéder à l’Allemand Rolf Heuer dans 14 mois. Sa vision? Miser sur la science, la technologie et l’innovation, mais aussi l’éducation et la transmission des savoirs
«Le CERN sera en de très bonnes mains», a dit mardi son actuel directeur général, Rolf Heuer, en regardant vers le futur. Les mains d’une femme, puisque c’est Fabiola Gianotti qui a été nommée à sa succession. Agée de 52 ans l’Italienne prendra ses fonctions dès 2016, pour cinq ans. «C’est sa vision pour le futur du CERN en tant que laboratoire d’accélérateurs de pointe, en plus de sa connaissance approfondie de cette organisation et de la physique des particules qui nous a conduits à ce choix», a dit Agnieszka Zalewska, présidente du Conseil du CERN.
Cette vision, quelle est-elle? «Nous avons établi en 2013 une stratégie européenne pour la physique des particules, qui nous guide, répond l’intéressée au Temps . L’objectif premier est l’exploitation totale de l’accélérateur LHC, un instrument magnifique», qui doit être relancé au printemps 2015 pour atteindre des énergies de collision deux fois plus haute (15 TeV) que jusqu’à maintenant. «Par ailleurs, il faut miser sur une «recherche et développement» forte pour préparer la construction de la prochaine machine» – on parle d’un accélérateur de 100 km de circonférence, contre 27 pour le LHC. «Car, au-delà de la science pure, le CERN est aussi un lieu d’innovation.» La physicienne ajoute l’importance qu’elle accorde à l’éducation, et souligne «le rôle majeur que joue le CERN comme outil de paix», les chercheurs de nations en conflit s’y retrouvant pour travailler. «Ce sont ces quatre éléments qui rendent le CERN si unique, et qui me rendent fière aujourd’hui» de le diriger.
Fabiola Gianotti connaît bien la maison, puisqu’elle y est arrivée en 1987, comme doctorante, durant ses études à l’Université de Milan. Dans les années 1990, elle participe à la construction d’Atlas, l’un des quatre immenses détecteurs placés sur le LHC. En 2009, elle est élue «porte-parole» (c’est-à-dire responsable) de cette équipe de 3000 chercheurs de 38 pays. «Ma position n’était ni hiérarchique, ni dominante, confiait-elle récemment. Les décisions ont été prises collégialement. C’était simplement à moi, au final, de parler au nom de tous.» Comme d’annoncer à l’été 2012 la «découverte probable» du fameux boson de Higgs, la clé de voûte du Modèle Standard, la belle théorie décrivant le fonctionnement de l’Univers. «Il m’a fallu du courage, mais c’était un immense privilège.»
Ce jour-là, quelques minutes plus tôt, Joe Incandela, son homologue à l’expérience CMS, avait fait la même annonce; les mesures ont été menées à double pour valider indubitablement la trouvaille. Or, durant les dernières étapes de cette quête, les deux groupes, Atlas et CMS, étaient en concurrence. «Lors de cette phase de tension, il était important pour moi d’avoir une totale confiance en elle, disait le physicien en mai dans un portrait que l’auteur de cet article a consacré à la physicienne dans le magazine La Recherche . Or, j’ai trouvé en Fabiola une homologue honnête et intègre, au caractère bien trempé, en plus d’une amie.»
Son prédécesseur à la tête d’Atlas, le Suisse Peter Jenni, la décrit comme «empathique, proche des gens. Sainement ambitieuse et déterminée, elle s’impose une rigueur scientifique exemplaire.» «Brillante, elle s’engage parfois si fort qu’on a peur qu’elle en fasse trop, abonde Rolf Heuer. Je lui ai rappelé de garder en tête qu’elle doit durer… Et de faire attention à sa santé! Mais ces traits l’ont conduit aussi à la tête d’Atlas, où elle a montré une capacité de direction humaine et scientifique remarquable.» Membre de plusieurs comités internationaux (CNRS, DESY), elle siège désormais aussi au Conseil scientifique de l’ONU.
Curieuse – une qualité «héritée de mon père géologue avec qui, en balade, nous examinions chaque fleur» –, la scientifique née à Turin s’est d’abord passionnée pour les arts, décrochant un diplôme professionnel de piano au Conservatoire de Milan, puis les lettres classiques. «Les grandes questions de la philosophie m’ont toujours titillée; gamine, je me demandais pourquoi les étoiles ne nous tombaient pas sur la tête. Cela dit, la possibilité qu’offrait la physique d’y répondre m’a ensuite davantage convaincu», dit-elle, en mentionnant le rôle initiatique joué par son professeur de sciences durant son adolescence.
Celle qui se dit «timide et réservée» a dû maintes fois vaincre ces deux traits de caractères; lorsque le magazine Time la sélectionne parmi les personnalités de l’année 2012, ou lorsque, en mars 2013, elle doit aller, au milieu des queues-de-pie, recevoir au nom de ses collègues le Prix de physique fondamentale, lancé par le milliardaire russe Yuri Milner et doté de 3 millions de dollars.
Si elle admet que son statut de femme dans un monde constitué à 70% d’hommes a parfois attiré l’attention sur elle, elle ne perd jamais une occasion pour promouvoir les femmes dans la science; elle-même dit avoir été fascinée, à 17 ans, par la biographie de Marie Curie. «Avec également une présidente à la tête du Conseil du CERN, il sera plus facile d’encourager des jeunes femmes à suivre cette voie. Même si, au CERN, ce sera aussi à moi de rester vigilante pour que les physiciennes bénéficient des mêmes opportunités que leurs homologues masculins.»
Et scientifiquement, que se souhaite-t-elle au CERN durant ses prochaines années? «Percer le mystère de la matière sombre», qui emplit un quart de l’Univers, mais dont la nature reste inconnue.
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