Le président américain Donald Trump a fait fuiter, jeudi dernier dans le Wall Street Journal, son intention d’acheter le Groenland, assimilant son acte à une démarche d’acquisition immobilière. La déclaration n’a pas manqué de surprendre. Mais elle cache bien d’autres intérêts, au delà de l’image de blague qu’elle peut donner.
L’analyse détaillée de Mikaa Mered, professeur de géopolitique des deux pôles à l’Institut libre d’étude des relations internationales (ILERI) à Paris.
Heidi.News: On peine à croire que la proposition du président des Etats-Unis d’acheter le Groenland est plus qu’une lubie….
Mikaa Mered – Et pourtant, ce n’en est pas une, contrairement à ce que peut laisser croire une partie du traitement médiatique de cette question.
Tout d’abord, il faut souligner qu’il n’est pas impossible, pour le gouvernement d’un pays, d’acheter le territoire d’un autre pays avec son consentement. Rien, en droit international, n’empêche un transfert de territoire. Mais il faudrait pour cela qu’il existe un consentement démocratique tant de la part du Danemark que des habitants du Groenland eux-mêmes – ce qui est absolument non envisageable à court comme à moyen termes.
Au-delà de cela, on peut lire cette déclaration de Donald Trump selon trois filtres.
> Géostratégique : déjà en retard sur la Russie en Arctique, les États-Unis se doivent d’y répondre à la pression politique exercée par Moscou, mais aussi à celle de la Chine, en particulier sur le Groenland. L’île est considérée de longue date comme le premier rideau de défense pour la côte Est du territoire américain. Ainsi, alors que l’administration Trump multiplie les déclarations et les annonces chocs depuis 18 mois afin d’essayer de reprendre la main sur l’agenda arctique, il n’est pas surprenant de voir Washington relancer l’idée du rachat du Groenland. Même si elle est préjudiciable dans la relation bilatérale avec le Groenland comme avec le Danemark, elle agit comme un énième ballon d’essai médiatico-politique faisant contre-feu aux multiples annonces russes et chinoises. De plus, ce n’est pas une première pour les Etats-Unis.
En 1946, le président Harry Truman a proposé 100 millions de dollars de l’époque (l’équivalent de 1.5 milliard aujourd’hui) pour acquérir le Groenland. Il y avait alors une logique stratégique, l’île de glace ayant prouvé durant la Seconde Guerre Mondiale son importance stratégique en tant que relais logistique pour les déploiements militaires vers l’Europe. Mais de surcroît, dès 1946-1947, les stratèges de l’époque voyaient déjà l’importance de ce territoire, non plus seulement vers l’Europe mais également pour l’Arctique même, alors que se développaient de nouveaux avions ou missiles à longue portée rendant le Grand Nord militarisable. Les Américains possédaient déjà l’Alaska à l’Ouest, il leur manquait l’équivalent à l’Est pour former un rideau de défense intégré couvrant l’ensemble du continent nord-américain.
La station-radar de DYE-2, au milieu de l’inlandsis du Groenland, a été abandonnée littéralement du jour au lendemain par les Américains en1988: y pénétrer revient à entrer dans un monde figé, congelé. (@Olivier Dessibourg, image prise en 2008)
C’est la raison pour laquelle ils ont créé (et possèdent encore) la base de Thulé, située au Nord-ouest du Groenland. Aussi, dès 1867, en parallèle de l’achat de l’Alaska à la Russie, le Secrétaire d’État américain de l’époque William Seward proposa au Danemark de faire de même avec le Groenland et l’Islande — alors territoires danois. À l’époque, l’objectif affiché était clairement d’utiliser toutes les opportunités disponibles pour construire un territoire qui soit le plus vaste possible. Ce ne sont pas les Danois qui ont refusé, mais le Congrès américain qui ne voulait pas permettre à Andrew Johnson — devenu Président suite à l’assassinat d’Abraham Lincoln — d’en tirer un avantage politique en vue de la présidentielle de 1868. Au-delà des apparences de blague ou des caricatures qui ont été faites, il faut donc voir que la tentation impérialiste vis-à-vis du Groenland ne date pas d’hier.
Aujourd’hui, en résumé, la posture américaine est davantage défensive: face à la Chine, qui a su s’insérer dans le vide laissé par les États-Unis au Groenland depuis quinze ans, l’administration Trump ne peut tout simplement plus se permettre de laisser le Groenland s’éloigner de la sphère d’influence des États-Unis. Si tel était le cas, ce serait un risque direct pour la capacité d’influence américaine dans le jeu arctique, mais aussi, et surtout, un risque majeur pour la sécurité du territoire américain et de la stabilité des eaux de l’Atlantique-Nord.
> Géoéconomique: la question des ressources géologiques (métaux, pétrole, gaz, etc.) faramineuses de ce territoire grand comme quatre fois la France, souvent évoquées dans la presse, est aussi déterminante. Peut-être moins pour les Etats-Unis que pour la Chine, qui a notamment déjà sécurisé sa mainmise sur le plus important gisement d’uranium et de terres rares. Ces métaux critiques entrent dans la composition de très nombreuses technologies au cœur de la transition écologique, de la transition numérique et d’applications militaires. Or, dans le sous-sol groenlandais se trouveraient les 5<sup>ème</sup> plus grandes réserves mondiales de ces métaux, après notamment la Chine et la Russie. Concernant les hydrocarbures, une estimation grossière faite en 2008, indiquait qu’il y aurait au large des côtes de l’île pas moins de 31 milliards de «barils équivalent pétrole». On lit parfois que l’exploitation de ces ressources n’est pas aisée dans ce Grand Nord difficilement accessible. Mais au sud du Groenland par exemple, l’île est libre de glaces et le climat n’y empêche pas ce type d’exploitation. Aujourd’hui, l’administration de Nuuk mise même sur l’ouverture de nouvelles licences pétro-gazières à terre d’ici 2021.
> Politique: il ne serait pas surprenant d’apprendre que cet emballement médiatique autour du Groenland ait été en réalité organisé par l’administration Trump elle-même. Donald Trump a confirmé dimanche les déclarations incertaines révélées jeudi par le Wall Street Journal. Par ailleurs, il laisse planer moult incertitudes quant au déroulé de sa visite officielle au Danemark, prévue pour les 2 et 3 septembre prochains, jouant avec les nerfs des Danois eux-mêmes. Et au niveau national, le contre-feu créé par l’affaire du rachat du Groenland tend à déstabiliser le camp démocrate. Donald Trump semble avoir trouvé avec le Groenland un cas lui permettant de concilier des gains politiques nationaux avec des gains politiques à l’international, notamment vis-à-vis de la Chine en Arctique. La sortie de Donald Trump paraît si énorme que tous les candidats à la primaire démocrate la commentent, mais finissent par dire la même chose: une stratégie bien rodée pour ensuite souligner l’incapacité de ces derniers à se différencier les uns des autres. En parallèle, il parle directement à son électorat en mettant en avant son image construite de deal-maker, de visionnaire stratège et de défenseur de la Nation, quitte à être impérialiste et irrespectueux avec ses alliés et partenaires européens… Ce dossier Groenland est donc à la fois un ballon d’essai à l’international pour continuer à faire bouger certaines lignes dans le jeu arctique, et un coup facile en matière de politique nationale alors que la primaire Démocrate s’intensifie.
Par ailleurs, Donald Trump pourrait-il prendre seul cette décision de rachat ?
Non, il ne peut agir sans l’aval du Congrès; le Sénat devrait ratifier le traité d’achat tandis que la Chambre des représentants devrait valider la libération des fonds nécessaires. Dit autrement, même si les Danois et les Groenlandais étaient d’accord pour la vente — ce qui n’est pas le cas —, il est plus que probable que le Congrès bloque l’achat, comme en 1867-1868. Mais là aussi, il n’est pas exclu que, dans les prochaines semaines, si l’évocation de ce rachat du Groenland perdure, Donald Trump ne se serve de cela pour critiquer à quel point les Démocrates lui mettent systématiquement des bâtons dans les roues…
Justement, dans quel sens les discussions peuvent-elles se poursuivre? Le Danemark n’a-t-il immédiatement pas coupé court à toute négociation ?
Oui. Il n’y a pas eu discussions et il n’y en aura pas dans un avenir proche. Car le Groenland ne souhaite pas remplacer une tutelle historique (celle du Danemark) par une autre, économique ou politique, venant de la Chine ou des Etats-Unis. Il faut se souvenir que depuis 2009, le Groenland peut déclarer son indépendance à n’importe quel moment, sans autre prérequis, et que le modèle qui intéresse les groenlandais est celui de l’Islande, c’est-à-dire d’un pays petit mais capable de discuter souverainement avec tous les grands pays de la planète. Quant au Danemark, s’il venait à perdre le Groenland, il perdrait sa qualité de pays dit «arctique». Copenhague n’a donc évidemment aucun crédit à apporter à la proposition américaine, et n’a pas intérêt à accélérer d’une manière général une émancipation du Groenland sans pouvoir y conserver son influence historique.