© Alain Fischer, ville de Grenoble
LE MONDE || Jérôme Chappellaz est directeur de l’Institut polaire français Paul-Emile-Victor (IPEV), qui gère les activités de recherche françaises en Arctique, en Antarctique et dans les îles subantarctiques.
Quelle est la stratégie française en Antarctique ?
Elle est à définir. En 2009, Michel Rocard avait été nommé ambassadeur pour les pôles par Nicolas Sarkozy. Pendant sept ans, il s’est occupé de l’Arctique, produisant une feuille de route interministérielle pour l’ensemble des activités s’y déroulant. Il n’y a pas de document équivalent pour l’Antarctique. Michel Rocard avait prévenu : « L’Antarctique a toujours besoin de nos efforts. »
La France est l’une des sept nations ayant revendiqué une partie du « continent blanc », une revendication gelée par le traité sur l’Antarctique [appliqué en 1961]. A ce titre, nous avons des responsabilités particulières. Or la France se contente de maintenir en état deux stations de recherches vieillissantes : Dumont-d’Urville et Concordia [en partage avec l’Italie]. Voilà. Nous n’avons pas d’ambition plus importante pour l’instant.
Récemment, vous avez dit que « la France fait beaucoup avec peu » en Antarctique. Faut-il comprendre cette déclaration comme une louange ou comme une revendication ?
Dans le rôle d’opérateur logistique polaire qu’assure l’IPEV, ne serait-ce qu’entretenir l’existant devient problématique car nous ne disposons plus des ressources nécessaires, humaines surtout. A titre d’exemple, l’usure des personnels et l’érosion des postes pérennes fait que le pilotage de nos infrastructures est assuré par un ingénieur du CNRS à la retraite, sous contrat comme micro-entrepreneur.
De manière générale, nous manquons de personnels pérennes couvrant les métiers du bâtiment (fluides, électricité, gros œuvre, second œuvre). Aujourd’hui, pour accomplir ces tâches, il manque six postes que nous occupons parfois avec des CDD, avec, à chaque changement, une perte de compétences. Ces six postes représenteraient 350 000 euros par an et le relèvement de notre plafond d’emploi, sachant que l’IPEV dispose d’un budget annuel de 18 millions d’euros.
Nous ne parlons donc pas d’enveloppes monstrueuses. Le CNRS comme le ministère en charge de la recherche sont conscients de la situation. J’en ai longuement discuté avec la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal, lors de son séjour en Antarctique en novembre 2019.
Pourquoi faut-il soutenir les efforts de recherche en Antarctique ?
La première raison est que les questions de recherche qui se posent en Antarctique, autour des changements climatiques surtout, concernent l’ensemble des sociétés humaines. L’enjeu majeur de l’évolution future du niveau des océans se joue là-bas, notamment à travers de meilleures connaissances des interactions des glaciers flottants avec les océans. De leur fonte dépendra l’élévation du niveau des mers de 40 cm, 80 cm, voire plus d’ici à la fin du siècle – et, évidemment, l’avenir de nos sociétés ne s’arrête pas à la fin du XXIe siècle. D’autres sujets, concernant la biodiversité et la création d’aires marines protégées, ou encore les enjeux des pollutions aux pôles, sont très importants. Or la France héberge d’excellents scientifiques dans ces domaines.
Deuxième argument, en corollaire : la diplomatie polaire passe par la science, et la voix de la France en la matière peut être écoutée. Mettre en place un plan d’action national autour de l’Antarctique, c’est s’assurer que notre nation conserve une voix importante au chapitre dans la gestion de cette région. Dernier point : la France a été historiquement une puissance polaire, à travers nombre d’explorateurs reconnus. Notre pays fut l’un des premiers à s’installer sur le « continent blanc » pour y mener des recherches. Il en va donc du positionnement de la France dans des lieux qui sont au centre de grands enjeux internationaux.
La situation est-elle vraiment si alarmante ?
Oui, je tire la sonnette d’alarme dans le sens où notre voix devient « standard » dans le concert des nations à ce sujet. D’autres se donnent les moyens de leurs ambitions pour se positionner : les Etats-Unis investissent très fortement en Antarctique ; la Russie reconstruit sa station historique, Vostok ; les Australiens ont voté des budgets considérables, eux qui ont revendiqué 42 % de l’Antarctique ; la Chine est en voie de construire une cinquième station de recherche, afin d’être présente sur tous les secteurs principaux du continent.
En novembre 2019, vous avez donc accompagné la ministre de la recherche dans son périple en Antarctique. De quoi vous a-t-elle assuré ?
La présence même de Frédérique Vidal en Antarctique a été un signal extrêmement fort : c’était la première visite sur place d’un ministre en exercice de la République française. Le fait qu’elle ait pu s’y rendre pendant huit jours souligne a priori une volonté de l’Etat de réinvestir le terrain polaire. Et j’ai plutôt bon espoir qu’à travers cette visite de Mme Vidal – qui serait doublée de son déplacement au Svalbard [dans l’océan Arctique] au mois d’avril – un plan d’action puisse être concrétisé non seulement pour la recherche scientifique, mais plus généralement pour la place de la France dans les régions polaires. Elle s’est dite très impressionnée par la diversité des sujets scientifiques abordés en Antarctique, par les compétences présentes sur place, logistiques ou scientifiques. Nous avons donc aujourd’hui une très bonne oreille au niveau du ministère.
Cela dit, la ministre dispose d’une enveloppe financière fixée par Bercy et le premier ministre, si bien qu’elle devrait ponctionner quelque part les moyens supplémentaires qu’elle accorderait à l’IPEV. Ces arbitrages sont difficiles. Mon souhait est que, avec la France présidant la prochaine réunion du traité sur l’Antarctique, en juin 2021, à Paris – un événement important, trente-deux ans après celui où Michel Rocard annonçait la démarche conduisant au protocole de Madrid sanctuarisant l’Antarctique –, nous rendions publique une stratégie de recherche polaire claire et portée par l’ensemble des ministères concernés.
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