Le 17 février, une fusée Falcon 9 de la société SpaceX a placé en orbite 60 nouveaux satellites, qui doivent intégrer un immense réseau, destiné à fournir un accès internet par satellite partout sur la planète. Ce lancement porte à 302 le nombre de satellites de cette constellation, nommée Starlink, mais avive l’énervement des astronomes. Dont Didier Queloz, astrophysicien aux universités de Cambridge et Genève, et Prix Nobel de physique 2019. Il ne mâche plus ses mots pour critiquer les actions d’Elon Musk, le patron de SpaceX. Entretien.
Pourquoi le climat est tendu. Parce qu’elles strient le ciel en y brillant de milles feux, ces myriades de satellites «polluent» les observations effectuées avec les télescopes terrestres, au point que les astronomes craignent pour leurs activités scientifiques, et tirent désormais la sonnette d’alarme.
Heidi.news — Quelle est votre appréciation du problème?
Didier Queloz — La quantité de satellites de télécommunications est absolument incroyable. SpaceX a déjà obtenu l’autorisation [de la Commission fédérale américaine des communication] d’en lancer 12’000, et souhaite désormais obtenir l’aval pour 30’000 unités supplémentaires. Et ce n’est parler là que de SpaceX. Or OneWeb ou Amazon ambitionnent aussi de lancer des milliers de satellites similaires.
Nous sommes dans une démesure spectaculaire et absolue. Par ailleurs, sur les orbites basses [entre 200 et 400km d’altitude environ], il existe actuellement une centaine de satellites, qui plus est quasiment invisibles de par leur structure et leur surface. Or là, c’est tout le contraire: les engins de Starlink sont aussi brillants que les plus brillantes des étoiles. Il faut réaliser que, vu depuis la surface de la Terre, dans l’espace visuel occupé par l’équivalent de quatre Lunes se trouvera systématiquement un de ces satellites, lorsque les 40’000 unités souhaitées auront été déployées. C’est dément! Certes, ces satellites seront visibles surtout une à deux heures après le coucher du Soleil, et une à deux heures avant. Mais c’est un temps d’observation énorme qui sera perdu.
Le passage des satellites de Starlink devant un télescope de l’Observatoire inter-américain Cerro Tololo, en novembre 2019 | NSF’s National Optical-Infrared Astronomy Research Laboratory/NSF/AURA/CTIO/DELVE
En quoi le passage dans le ciel des petits points lumineux que sont ces satellites altère-t-il l’observation d’objets cosmiques extrêmement lointains (étoiles, galaxies…)?
La lumière de ces points brillants tombe dans l’«oeil» des télescopes, et perturbe les mesures. Pour les instruments qui scrutent des zones du ciel très restreintes, l’impact n’est – c’est vrai – pas si grave. Mais nombre de télescopes observent de larges champs, et là, l’effet est majeur. De plus, ces satellites bougent vite, et traversent le ciel en 20 minutes environ: il faut donc imaginer une grille de points lumineux qui se déplace en continu sur la voûte céleste.
Par ailleurs, pour que ces satellites puissent communiquer avec la Terre, SpaceX a réservé une quantité phénoménale de bandes de fréquences;c’est potentiellement catastrophique pour les scientifiques qui observent le ciel et ses astres dans le domaine des radiofréquences. Mais au-delà de cela, un enjeu beaucoup plus profond se joue: il s’agit-là d’une prise d’assaut du ciel par une poignée de magnats privés. Pour des raisons purement commerciales – la vente de service internet par satellites –, Elon Musk s’arroge le droit de s’approprier le ciel. On pourrait se dire que ce qu’il fait est important pour le bien de l’humanité. Mais non: il agit uniquement en vue d’un objectif économique.
Comment interpréter sa stratégie?
Pour rentabiliser ses lanceurs réutilisables – une technologie qui coûte cher –, il a besoin d’assurer une fréquence de lancements importante, ce qu’il peut justifier vu le nombre de satellites qu’il veut placer en orbite. Surtout, son projet Starlink est soutenu par un large de spectre d’investisseurs, car il y a là énormément d’argent à gagner. Elon Musk a besoin de ces rentrées financières pour couvrir les coûts de son autre grand plan: construire des dizaines de fusées pour coloniser Mars. SpaceX est, quelque part, une entreprise qui a réussi, notamment parce qu’elle assurera les vols des astronautes américains vers la Station spatiale internationale. Mais au point où en est désormais Elon Musk, c’est de la folie. Ce personnage n’en fait qu’à sa tête – et je pèse mes mots. Car en réalité, il pourrait agir autrement, et prendre vraiment en compte les critiques de la communauté des astronomes.
Comment?
En rendant ces satellites plus sombres, au point qu’ils ne gêneraient pas trop les observations. De quelle manière? Il faut savoir que ces engins sont truffés d’électronique, mais demeurent exposés au Soleil durant de longues durées. Donc ils auraient tendance à chauffer. Pour l’éviter, au lieu d’installer des systèmes de refroidissement, ils sont rendus très réfléchissants. A l’inverse, les satellites espion, qui naviguent dans des orbites similaires, sont rendus quasi invisibles, car c’est possible techniquement. Même CHEOPS, le premier satellite suisse que nous avons construit et lancé en décembre 2019, est très peu visible. Mais cette technologie a un coût, que SpaceX ne veut pas assumer. Elon Musk pourrait au moins se préoccuper des soucis des astronomes, mais au contraire, il s’en fiche.
Elon Musk n’a-t-il pourtant pas assuré en mai 2019 qu’il tiendrait compte des critiques, disant même avoir demandé à ses équipes de corriger le problème?
Oui, mais il n’a rien fait. Il dit avoir discuté avec des astronomes: mais personne d’entre nous ne sait avec lesquels. Le président de l’Union Astronomique Internationale (IAU) n’a jamais été contacté. Il y a un génie fort sympathique en lui, mais en réalité, il n’a aucune limite. Pour preuve, un article récent de mes collègues astronomes où ils montrent que, malgré les déclarations des responsables de SpaceX, l’impact lumineux des satellites est encore très marqué.
Cyniquement, l’on pourrait rétorquer que les astronomes disposent, avec les télescopes spatiaux (Hubble, Tess, et prochainement le James Webb Space Telescope), d’instruments qui ne sont pas concernés par cette problématique, car situés derrière ce rideau de satellites…
Et Elon Musk n’a d’ailleurs pas manqué l’occasion de dire que l’astronomie terrestre était dépassée. Et qu’une fois sur Mars, il pourrait y installer tous les télescopes nécessaires. Mais aujourd’hui, les immenses télescopes que l’on construit sur Terre (comme l’E-ELT européen et son miroir de 39m de diamètre) font tout aussi bien que les télescopes spatiaux.
Quels sont les moyens d’action des astronomes pour réagir?
Nous n’en avons aucun. J’ai discuté avec nombre de personnes: toutes me disent que le ciel n’étant pas perçu comme faisant partie rigoureusement de la Terre, aucune régulation ne s’y applique. Même l’Unesco n’a aucune emprise possible. Donc chacun peut y faire ce qu’il veut, pour autant qu’il y a accès – ce pour quoi, c’est vrai, il faut des autorisations officielles de lancement. Concernant la brillance des satellites également: aucune régulation.
Au final, si demain Coca-Cola le décidait, la firme pourrait lancer une gigantesque publicité dans le ciel. Tout au plus y a-t-il peut-être un moyen de contre-attaquer en s’intéressant aux autorisations pour les fréquences d’exploitation des satellites qui, selon certains, pourraient avoir été obtenues de manière non conforme – mais je ne suis pas un expert dans ce domaine. Mais pour moi, nous sommes vraiment à l’aube d’une catastrophe. Si rien n’est fait dès que possible pour régler cette situation, plus rien ne pourra arrêter des groupes plus importants encore, Google par exemple, ou des puissances financières énormes, à l’échelle d’un Etat, de se lancer dans la course.
SpaceX reçoit pourtant une grosse partie de ses fonds d’institutions publiques, comme la Nasa. L’Agence spatiale américaine, voire le gouvernement américain, n’ont-il aucun moyen de pression? D’autant plus que le lancement d’un nombre si impressionnant d’objets ne peut qu’aggraver la problématique des déchets spatiaux…
Les satellites de ces constellations se trouvant pour la plupart sur des orbites très basses, ils y demeurent quelques années seulement, avant de retomber sur Terre en se consumant dans l’atmosphère. Ce problème semble donc moindre. Au niveau du gouvernement, il faudrait qu’il y ait une réelle prise de conscience nationale, au sein du Congrès américain, voire chez le président lui-même [qui a affiché durant le WEF2020 son admiration pour Elon Musk…, ndlr]: cela deviendrait un choix politique. Quant à la Nasa, qui a perdu beaucoup de son lustre d’antan, elle dépend beaucoup trop de SpaceX, qu’elle finance justement à coût de milliards de dollars pour assurer aux Etats-Unis, avec ses fusées, un accès à la Station spatiale internationale.
Et si vous aviez Elon Musk en face de vous, que lui diriez-vous?
Qu’il a une démarche aventureuse et louable, dans l’esprit de la dynamique scientifique. Et qu’il a le potentiel de faire des choses qui sont dans l’intérêt de l’humanité. Il amène des idées, et développe des projets. Autant d’éléments qui sont tout à son honneur. Je regretterais qu’il ne veuille pas faire plus d’efforts pour amoindrir l’impact lumineux de ses satellites. Je lui dirais que dans quelques décennies, nos enfants ne pourront plus observer la voûte céleste comme nous. Je l’accuserai de nous voler le ciel, pour aller sur Mars, soi-disant parce que la Terre est d’ores et déjà condamnée. Et que tout cela est extrêmement décevant.