Pour le vice-président de l’EPFL, candidat pressenti à la succession de Patrick Aebischer à la tête de la haute école, les chercheurs doivent plus s’ancrer dans la réalité sociale. Ce bon vivant, amateur de voile et de vélo, qui possède un CV long comme le bras d’activités dans les milieux académiques, plaide aussi pour que les politiciens permettent à ces passionnés de continuer de rêver au futur
«Huile d’olive, vinaigre balsamique et sucre pour le caramel. Puis des légumes. Une pâte à l’épeautre. Et hop, au four!» A peine installé qu’il raconte la recette de la tarte tatin que sa fille lui a suggéré de préparer la veille. L’homme aime la bonne chère; il voulait devenir cuisinier, mais s’est ravisé après un stage chez un chef. A tel point qu’on se demande, en «googlant» son nom, si c’est le même Philippe Gillet qui a signé le livre Par mets et par vins , et qui commande une bouteille d’Amarone («J’ai trop dégusté de vins de France…»).
Celui qui nous donne rendez-vous lundi à La Suite, terrasse lovée dans les toits de Lausanne, est vice-président de l’EPFL. Il arrive à peine de Marseille et y repart le lendemain – il a interrompu ses vacances pour revenir s’occuper du Human Brain Project. Son temps, il le gère comme il discute, avec énergie et densité, sautant d’un sujet à l’autre.
Normal, le Strasbourgeois porte plusieurs casquettes, qui s’ajoutent à celles de son CV déjà long comme un bras de basketteur: docteur en géophysique, chasseur de météorites, professeur à l’Université de Rennes, directeur de l’Ecole normale supérieure de Lyon, président du synchrotron SOLEIL, de l’Agence nationale de la recherche, et surtout, de 2007 à 2010, directeur du cabinet de Valérie Pécresse, ministre française de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
«Elle m’a appelé un dimanche. J’embarquais pour une semaine de voile avec cinq amis, se souvient, en dédaignant la tapenade, celui qui adore aussi faire du vélo. Je suis rentré fissa à Paris, l’ai rencontrée en habits de marin, ai eu une heure pour me décider.» Il dit oui. «Le soir, elle me rappelle, me demandant de lui préparer son intervention du lendemain à la radio!»
Une plongée immédiate dans le bain politique, sans répit ensuite: «Trois ans de dur labeur, à bosser 20 heures par jour avec une équipe formidable, à gérer un budget de 27 milliards d’euros et à participer à la stratégie d’un pays.» Et deux raisons d’être fier: «D’abord, une des seules réformes qui soient restées du gouvernement Sarkozy, celle des universités», chahutée jadis. «Et le «grand emprunt» pour la recherche», idée du même président concrétisée par son cabinet. Des regrets? «La qualité de la vie politique en France n’est pas bonne», lâche-t-il, se disant déçu de voir certains politiciens en dépasser d’autres pourtant meilleurs, «comme mon ancienne cheffe. En Suisse, c’est de meilleure facture.»
En 2009, il annonce son départ, donnant suite à une proposition de Patrick Aebischer de le rejoindre, faite dès 2004 déjà. «J’avais envie de me retrouver dans une université qui fonctionne. L’EPFL était passée d’une institution standard à une référence mondiale.» Cette école, il l’a même présidée ad interim, durant six mois, en 2013. «Les gens n’ont pas vu la différence. Ce qui fut bon signe!»
A-t-il été bien accueilli dans les cénacles du subtil système académique suisse? «On nous raille un peu, nous Français, pour notre côté gouailleur et sûr de nous. Mais, oui, j’ai été bien intégré. Je connaissais les questions de recherche et d’enseignement.» Et quid de la concurrence, attisée par divers milieux, avec l’autre EPF, celle de Zurich? «A l’international, elle ne transpire pas. En Suisse, par contre, il est vrai que les décisions concernant la vie universitaire se prennent souvent en respectant les proportions linguistique et politique. Cela dit, c’est fantastique que ce même système tienne le pays.»
Loin de lui l’idée de s’identifier à l’icône de l’EPFL: «Lorsqu’on vient travailler avec Patrick Aebischer, on ne peut être Patrick Aebischer. On doit trouver sa place. Le modèle qu’il a créé, mélange des univers anglo-saxons et européens, doit – et va – fonctionner au-delà de lui. C’est important pour la Suisse, qui ne le comprend pas toujours.» Celui que l’on présente comme un des successeurs possibles se retient toutefois, pour l’heure, d’élaborer sur le sujet.
Il préfère parler de ses rôles actuels. Vice-président d’école, mais aussi gestionnaire du Human Brain Project (HBP), projet européen à un milliard d’euros, dont l’EPFL a décroché la direction en 2013, mais qui vient de connaître une crise de gouvernance et d’orientation. Sur le premier point, Philippe Gillet a proposé un médiateur, qu’il est allé chercher avec le directeur du HBP Henry Markram, et modifié les structures, dissolvant le comité exécutif: «Lorsque deux rapports d’évaluation sont unanimes pour le recommander, il faut appliquer le principe de réalité. Il n’est pas question d’analyser si l’on a cédé ou pas», dit-il, en taillant son paillard de veau. Il a aussi institué un comité d’experts externes chargé des réformes. «Cela se fait en dix minutes lorsqu’on a un bon carnet d’adresses.» Et de proposer de le mettre à disposition pour aider à avancer dans les négociations avec l’UE.
Au sujet de la votation du 9 février 2014, il déplore la faute collective des élites: «Nous n’avons pas assez expliqué les impacts d’un non, aussi pour la Suisse de l’éducation. J’ai tenté de le faire dans Le Matin Dimanche. Je suis frustré de ne pas avoir été assez écouté, autant peut-être que l’aurait été un politicien. Si la Suisse ne réintègre pas l’Europe de la recherche, cela ternira son image. Mais cette Europe-là a aussi besoin de la Suisse!»
Question d’image, il trouve plus regrettable les coupes linéaires à venir dans le budget fédéral, qui toucheront aussi la recherche: «La Suisse est respectée parce qu’elle entretient son système d’éducation au plus haut niveau. Or elle va envoyer un signal au monde disant: «Regardez, nous faisons comme vous, nous sacrifions nos acquis.» L’attaque du symbole est importante.»
Concernant les autres critiques envers le HBP – ses ambitions de simuler le cerveau et ses promesses de soigner les maladies neurodégénératives –, il coupe: «Comprendre le cerveau dans son entier est une des plus grandes questions de l’humanité, délaissée jusqu’à récemment. Les promesses d’y répondre, les savants se les font avant tout à eux-mêmes, dans leur tête. Il se peut ensuite qu’ils communiquent mal. Ce qui importe au final, c’est leur enthousiasme. S’il faut certes poser un cadre, sociétal ou éthique, l’enthousiasme est le moteur principal de la science. Même si les premières simulations sont imparfaites. Mais qui reprocherait aujourd’hui à Copernic d’avoir proposé un modèle du système solaire si rudimentaire? Il faut cesser de dire que simuler et modéliser le cerveau est impossible!»
La discussion s’apaise autour des glaces et d’un sujet qui lui tient à cœur: les nouveaux modèles d’éducation, dont les MOOC (acronyme pour «Cours en ligne ouverts et massifs») sont un des outils: «Je me réjouis que l’EPFL n’ait pas manqué le virage de cette grande rupture. Faire une bonne science, c’est ne jamais être en retard sur la construction de la connaissance. Mais le vrai changement de paradigme aujourd’hui, c’est l’éducation faite directement par ceux qui mènent les recherches, en soutien des élèves et professeurs en classe. On va bientôt voir l’impact sur les pays en développement, ou faire de l’éducation dans les camps de réfugiés, c’est fantastique! La Suisse ne se rend pas compte du rôle de leader qu’elle peut jouer.»
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